Un ulcère fulgurant, au fond de mes entrailles.
— Parle.
— Les conclusions du premier toubib sont fausses. Les victimes ne sont pas mortes au moment où on l’a cru.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Les organes internes sont dilatés. Les vaisseaux ont éclaté. Et certaines lésions des tissus pourraient être liées à l’apparition de cristaux de glace.
— Ce qui signifie ?
— C’est complètement dingue.
— Accouche, merde !
— Les corps ont été congelés.
Un grand bruit blanc sous mon crâne. Svendsen continua :
— Congelés puis réchauffés. Laure et les petites ont été tuées plus tôt qu’on ne pense.
— Quand ?
— Difficile à dire. La congélation a tout brouillé. Mais je dirais qu’elles ont été refroidies durant au moins vingt-quatre heures.
— Elles ont donc été tuées à la même heure, le jeudi ?
— À peu près, oui.
Je fis mes comptes. Le jeudi 14 novembre, en fin d’après-midi, Manon était chez moi. Je lui avais téléphoné plusieurs fois et deux flics la surveillaient en permanence. En aucun cas, elle n’avait pu se rendre rue Changarnier — pas plus qu’elle n’aurait pu congeler les corps puis les replacer dans l’appartement, le lendemain. Je demandai dans un souffle :
— T’es sûr de ton coup ?
— Il faudrait exhumer les dépouilles. Procéder à d’autres analyses. Sur la base de mes calculs, on peut tenter d’en parler au juge et…
Je n’écoutais plus. Mes pensées gravitaient autour d’un autre gouffre.
Un autre suspect pour les meurtres.
Luc lui-même !
Le jeudi 14 novembre, il n’était pas encore en cellule d’isolement. Cela signifiait qu’il avait pu partir à Paris pour massacrer sa propre famille, congeler les corps, d’une manière qui restait à découvrir. Ensuite, il était revenu à l’hôpital, avait simulé sa crise et avait été enfermé — seulement quelques heures, je le savais.
Dès l’après-midi du vendredi, il avait été libéré. Il était alors discrètement retourné rue Changarnier, il avait disposé les corps, puis était rentré encore une fois au bercail. La chaleur de l’appartement avait achevé le processus. Les cadavres étaient « morts » une deuxième fois, alors que Luc dînait avec ses amis les fous à Villejuif.
Je remerciai, ou crus remercier Svendsen, puis raccrochai.
Luc s’était fabriqué un alibi parfait. Et plus encore. Grâce à cette méthode, il était resté cohérent avec son propre sillage de violence. Encore une fois, il avait joué avec la chronologie de la mort !
Quelle était la prochaine étape de son plan ?
Me tuer, comme il m’en avait averti ?
118
J’appelai l’hôpital Paul-Guiraud et demandai à parler à Zucca. Je devais vérifier l’emploi du temps de Luc, du jeudi au vendredi. Le psychiatre confirma mes hypothèses. Son patient était sorti de cellule d’isolement le vendredi, à 16 heures. On lui avait donné des sédatifs puis on l’avait replacé dans une chambre standard afin qu’il dorme jusqu’au lendemain.
Bien sûr, Luc n’avait pas avalé les drogues. Il était reparti à son domicile pour achever sa mise en scène. L’aller et retour dans le douzième arrondissement ne lui avaient pas demandé trois heures.
Restait la question centrale : comment avait-il fait pour les congeler ?
Plus tard.
Je réalisai que Zucca me parlait encore.
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Je demandais : pourquoi ces questions ?
— Où est Luc actuellement ? Toujours dans sa chambre ?
— Non. Il est sorti aujourd’hui. À midi.
— Vous l’avez laissé filer ?
— On n’est pas dans une prison, mon vieux ! Il a signé sa feuille de sortie. Et voilà.
— Vous a-t-il dit où il allait ?
— Non. J’ai juste eu le temps de lui serrer la main. À mon avis, il est parti se recueillir sur les tombes de sa famille.
Je n’arrivais pas à accepter la situation. Un dossier en trompe-l’œil. Des erreurs accumulées. Mon coupable en liberté. Je montai le ton :
— Comment avez-vous pu le laisser partir ? Vous m’aviez dit que son état empirait !
— Depuis qu’on s’est parlé, Luc s’est calmé. Sa cohérence mentale est revenue. L’Haldol a eu un effet très positif, semble-t-il, je…
Mes propres pensées couvraient ses paroles. Luc n’avait jamais été fou. Du moins pas de cette façon-là. Et il n’avait jamais pris la moindre pilule.
Une idée me traversa :
— Pour chaque patient, vous vous renseignez sur son passé psychiatrique, non ?
— On essaie, oui.
— Vous avez effectué une recherche pour Luc ?
— C’est drôle que vous me demandiez ça. Je viens de recevoir le rapport d’un hôpital, datant de 1978. Le Centre Hospitalier des Pyrénées, près de Pau.
— Que dit ce rapport ?
— Luc Soubeyras a eu un accident, en avril 1978. Coma. Etat de choc. Il conservait des séquelles de cette expérience.
— Quel genre ?
— Des troubles mentaux. Le rapport n’est pas explicite. (Zucca prit un ton songeur.) Étrange, non ? Luc a donc déjà vécu toute cette histoire une première fois…
Étrange : le mot était faible. Luc avait tout écrit, tout organisé, tout agencé, pour un « bis » d’apocalypse.
Zucca ajouta :
— En un sens, ça change mon diagnostic. Nous assistons aujourd’hui à une sorte de… récidive. Il se pourrait que Luc soit plus dangereux que je ne l’aie cru.
Je faillis éclater de rire.