— Je voulais vous demander. Votre ami, il ne suivait pas un traitement ? Des injections ?
C’était la deuxième fois qu’on me posait la question.
— Vous me demandez ça à cause des traces de piqûres ?
— Vous connaissez leur origine ?
— Non. Mais je peux vous certifier qu’il ne se droguait pas.
— Très bien.
— Cela changerait quelque chose ?
— Mon diagnostic doit tenir compte de tout.
Parvenu à l’étage inférieur, il se retourna vers moi, un sourire gêné aux lèvres. Il ôta ses lunettes et se frotta l’arête du nez.
— Bon. Je dois y aller. Il n’y a plus qu’une chose à faire : attendre. Les premières semaines sont décisives. Vous m’appelez quand vous voulez.
Il me salua et disparut dans un mouvement de portes battantes. Je descendis jusqu’au rez-de-chaussée. Je tentais d’imaginer Luc dans la peau d’un camé. Cela n’avait pas de sens. Mais d’où venaient ces marques ? Etait-il malade ? Aurait-il pu le cacher à Laure ? Je devais vérifier ça aussi.
Dans la cour des urgences, près de l’entrée du centre médico-carcéral, il y avait autant d’uniformes bleus que de blouses blanches. Je me glissai entre deux fourgons de flics et accédai au portail.
À ce moment, je fis volte-face, me sentant épié.
Une série de fauteuils roulants, abandonnés, étaient enchaînés les uns aux autres, comme des caddies de supermarché. Sur le dernier, Doudou.
Il avait baissé au maximum le dossier du siège, l’utilisant comme un transat. Il ne me quittait pas des yeux, tenant une cigarette dans sa main droite. Je lui fis un vague signe de tête et franchis le porche. J’avais l’impression d’avoir un viseur dans le dos.
« Un secret, me dis-je. Les hommes de Luc ont un putain de secret. »
11
— Ne fais pas de bruit, les petites dorment.
Laure Soubeyras s’effaça pour me laisser entrer. Machinalement, je regardai ma montre : 20 h 30. Elle ajouta, en refermant la porte :
— Elles sont crevées. Et il y a l’école demain.
J’acquiesçai, n’ayant aucune idée de l’heure à laquelle des enfants doivent se coucher. Laure prit mon manteau puis me fit pénétrer dans le salon :
— Tu veux un thé ? Un café ? Un alcool ?
— Un café, merci.
Elle disparut. Je m’assis sur le canapé et observai le décor. Les Soubeyras habitaient un modeste quatre-pièces porte de Vincennes, dans un de ces immeubles de briques construits par la Régie immobilière de Paris. Le couple l’avait acheté juste après son mariage, étrennant une longue série de crédits. Tout ici était en toc : parquet flottant, mobilier en contreplaqué, bibelots bon marché… La télévision marchait en sourdine.
Sur cet appartement, Luc aurait pu dire comme à propos des femmes : « Régler le problème au plus vite, pour mieux l’oublier. » En réalité, il se moquait de l’endroit où il vivait. S’il avait été seul, son antre aurait ressemblé au mien : pas de meubles, aucune touche personnelle. On partageait la même indifférence à l’égard du monde matériel, et surtout du confort bourgeois. Mais Luc avait choisi de jouer le jeu, en apparence. Le cocon parisien, la maison de campagne…
Laure réapparut avec un plateau chargé d’une cafetière en verre, de deux tasses de porcelaine, d’un sucrier et d’une coupelle de biscuits. Elle paraissait à bout de forces. Son long visage, étréci encore par ses boucles grises, était tendu et fatigué.
Pour la millième fois, je ressassais cette énigme : pourquoi Luc avait-il épousé cette femme terne, sans intelligence, amie d’enfance de son village natal ? Elle était secrétaire médicale et sa conversation ressemblait à un jeu de Scrabble en mal de lettres. Je me souvenais d’une vanne salace que Luc faisait à son propos : la « position du missionnaire et rien d’autre ». Haut-le-cœur.
Elle s’assit en face de moi, sur un tabouret. La table basse nous séparait. Je me demandai ce qu’allaient être les revenus de Laure et des petites. Je devais me renseigner : quelle pension de reversion touchait la femme d’un flic qui s’était suicidé ? Ce n’était pas le moment d’évoquer ces problèmes matériels. Après quelques banalités sur l’état stationnaire de Luc, Laure annonça :
— J’organise une messe pour Luc.
— Quoi ? Mais Luc n’est pas…
— Ce n’est pas ça. J’ai pensé…
Elle hésita. Elle se frottait lentement les mains, paume contre paume.
— Je voudrais réunir ses amis. Qu’on se recueille ensemble. Qu’il y ait un appel…
— Tu veux dire : un appel vers Dieu ?
Laure n’était pas croyante — une autre différence avec Luc. Et je n’aimais pas cette idée d’un recours, d’un ultime SOS lancé au Ciel. Aujourd’hui, on ne se souvenait de Dieu qu’aux grandes occasions : baptêmes, mariages, décès… Un bureau des dates en blanc et noir.
— Il n’y a pas que le côté religieux, continua-t-elle. J’ai lu des choses sur le coma. On dit que l’entourage peut jouer un rôle. Des personnes se sont réveillées seulement parce qu’on leur avait parlé ou parce qu’elles étaient entourées d’amour.
— Et alors ?
— Je voudrais réunir ses amis. Pour créer une sorte de concentré d’énergie, tu vois ? Une force que Luc pourrait sentir.
On basculait dans le projet New Age. Je demandai d’un ton sec :