— Quelle église ?
— Sainte-Bernadette. C’est à deux pas. Luc avait l’habitude d’y aller.
Je connaissais la chapelle, située le long de l’avenue de la Porte-de-Vincennes. Une espèce de bunker construit en sous-sol, géré aujourd’hui par une communauté tamoule. Quelques années auparavant, je venais m’y réfugier à l’aube, lorsque j’appartenais encore à la BRP, l’ancienne « Brigade des Mœurs », après avoir écumé les boulevards extérieurs et leur armée de putes. Je dis :
— Le responsable de la paroisse n’acceptera jamais.
— Pourquoi ?
— L’acte de Luc le condamne.
Elle eut un sourire aigre :
— Toujours vos principes à la con. Mais c’est toi qui l’as dit : Luc n’est pas encore mort.
— Ça n’enlève rien à son acte.
— Tu veux dire qu’il est damné ?
— Arrête. L’Église suit certaines règles et…
— Je viens de parler au prêtre, coupa-t-elle. Un Indien. La cérémonie aura lieu après-demain matin.
Je cherchai en moi quelques motifs de me réjouir de la nouvelle. Mais rien à faire. Je me faisais penser à un chrétien intégriste, fermé et rétrograde. Je me souvins de la médaille de Luc, le protégeant contre le diable. Laure avait raison : nous vivions lui et moi au Moyen Âge.
— Et toi, demanda-t-elle, pourquoi tu es là ce soir ?
Son ton trahissait la méfiance. Elle m’avait toujours considéré comme un ennemi, ou du moins un adversaire. Je représentais la part opaque de Luc, sa part mystique, cette profondeur qui lui échappait… Et aussi, bien sûr, son métier de flic. Tout ce qui, selon elle, expliquait aujourd’hui son geste.
— Je voulais te poser quelques questions.
— Évidemment. C’est ton job.
Je me penchai vers elle et réchauffai ma voix :
— Je dois comprendre ce qu’il avait en tête.
Elle acquiesça, saisit un Kleenex roulé dans sa manche et se moucha.
— Il n’a rien laissé ? Un mot ? Un message ?
— Je t’en aurais parlé.
— Tu as vérifié à Vernay ?
— J’y suis allée cet après-midi. Il n’y a rien. (Après un silence, elle ajouta :) Toujours ses mystères. Il ne voulait pas qu’on comprenne.
— Il n’était pas malade ?
— Comment ça ?
— Je ne sais pas. Il n’a pas fait d’analyses, vu un médecin ?
— Non. Pas du tout.
— Comment était-il ces derniers temps ?
— Gai, joyeux.
— Joyeux ?
Elle me lança un regard par en dessous :
— Il parlait fort, s’agitait tout le temps. Quelque chose avait changé dans sa vie.
— Quoi ?
Après un bref silence, elle assena :
— Je pense qu’il avait une maîtresse.
Je faillis tomber du canapé. Luc était un janséniste. Il se situait non pas au-dessus, mais
— Tu as des preuves ?
— Des présomptions. Un faisceau de présomptions. (Son regard se glaça.) C’est bien comme ça que vous dites, non ?
— Lesquelles ?
Elle ne répondit pas. Les yeux baissés, elle déchirait son Kleenex à petits gestes saccadés. Ce n’était plus du chagrin, mais de la rage.
— Son humeur n’était plus la même, reprit-elle enfin. Il était excité. Les femmes sentent ce genre de choses. Et puis, il disparaissait…
— Où ?
— Aucune idée. Depuis juillet dernier. D’abord le week-end. Le boulot, soi-disant. Et puis en août, il m’a dit qu’il allait à Vernay. Deux semaines. Ensuite, il est parti en Europe. Une semaine à chaque fois. Il prétendait que c’était pour une enquête. Mais je n’étais pas dupe.
— Ces voyages se sont arrêtés quand ?
— Ils continuaient encore au début du mois d’octobre.
Les soupçons de Laure étaient grotesques. Luc lui avait simplement dit la vérité : une enquête personnelle. Un truc sur lequel il devait travailler en douce. Peut-être l’affaire que je cherchais…
— Tu n’as vraiment aucune idée de l’endroit où il allait ?
Elle eut un nouveau sourire, où pointait de la férocité :
— Pas exactement. Mais j’ai mené ma petite enquête. J’ai fouillé ses poches, étudié son agenda.
— Tu as fouillé…
— Toutes les femmes font ça. Les femmes blessées. Tu n’y connais rien. (Son Kleenex était en miettes.) Je n’ai trouvé qu’un indice. Une fois. Un billet pour Besançon.
— Besançon ? Pourquoi ?
— Qu’est-ce que j’en sais ? Sa salope devait habiter là-bas.
— Le billet : quelle date ?
— 7 juillet. Cette fois-là, il est resté au moins quatre jours. L’Europe, tu parles…
Laure m’offrait une sacrée piste. Une enquête avait mené Luc dans le Jura. Je tentai de la raisonner :
— Je crois que tu te montes la tête. Tu connais Luc aussi bien que moi. Mieux que moi, même. Il n’est pas porté sur la gaudriole.
— Ça, non, ricana-t-elle.
— Il t’a dit la vérité : il menait une enquête, c’est tout. Un truc personnel, en dehors de ses heures de boulot.
— Non. Il y avait une femme.
— Comment le sais-tu ?
— Il avait changé. Physiquement changé.
— Je ne comprends pas.
— Ça ne m’étonne pas. (Elle prit son souffle puis lança d’un ton neutre :) Depuis la naissance des petites, il ne me touchait plus.
Je m’agitai sur le canapé. Je n’avais pas envie d’entendre ce genre de confidences. Elle continua :