Je raccrochai et convoquai Foucault. Le temps que je passe en revue les délits de la nuit, on frappait à ma porte. Mon premier de groupe ressemblait à une petite frappe, tendance joyeuse. Cheveux bouclés, épaules étroites, serrées dans un Bomber, sourire éclatant. Foucault était le portrait craché de Roger Daltrey, le chanteur des Who, à l’époque de Woodstock.
Mon adjoint l’attaqua sinistre, voulant évoquer la catastrophe de Luc. D’un geste, je l’arrêtai.
— Il faut que tu m’aides. Un truc particulier.
— Quel genre ?
— Je veux que tu sondes les gars de Luc. Quelles affaires ils avaient sur le feu.
Il hocha la tête mais ses yeux trahissaient le scepticisme :
— Ça va être chaud.
— Invite-les à bouffer. Fais-les boire. Joue-la complice.
— Ben voyons.
J’avais eu hier, avec Doudou, un échantillon de la bonne volonté de l’équipe. Je repris :
— Ecoute. Personne ne connaît Luc comme je le connais. Son geste a une raison extérieure. Un truc inexplicable, qui lui est tombé dessus, qui n’a rien à voir avec une dépression ou un coup de cafard.
— Un truc comme quoi ?
— Aucune idée. Mais je veux savoir s’il ne travaillait pas sur un dossier particulier.
— O.K. C’est tout ?
— Non. Ratisse sa vie personnelle. Comptes en banque, crédits, feuilles d’impôt. La totale. Récupère ses factures de téléphone : portable, bureau, domicile. Tous ses appels, depuis trois mois.
— T’es sûr de ton coup ?
— Je veux être certain que Luc n’avait pas de secret. Une double vie ou je ne sais quoi.
— Une double vie, Luc ?
Mains dans les poches de son blouson, Foucault paraissait effaré.
— Contacte aussi le Centre d’Évaluation psychologique de la PJ. Un dossier sur Luc doit exister quelque part. Bien sûr : tu agis le plus discrètement possible.
— Et les Bœufs ?
— Prend-les de vitesse et tiens-moi au jus.
Foucault s’éclipsa, l’air de plus en plus sceptique. Moi non plus, je ne croyais pas à une telle enquête. Si Luc avait eu quelque chose à cacher, il aurait commencé par effacer ses propres traces. Rien de pire que de chasser un chasseur.
La porte ne se referma pas : Malaspey se tenait sur le seuil. Costaud, impassible, emmitouflé dans une laine polaire, il portait toujours en bandoulière une gibecière minuscule, tressée à l’indienne. Des cheveux gris noués en queue-de-cheval et une pipe entre les dents complétaient le tableau. Il évoquait plutôt un professeur de lycée technique qu’un flic de la Crime avec quinze années au compteur.
— Vouliez m’voir ?
La pipe lui faisait avaler la moitié des mots. J’ouvris un tiroir, saisis un sachet translucide et glissai à l’intérieur la médaille de Saint-Michel.
— Creuse là-dessus, dis-je en lui lançant l’objet. Va voir les spécialistes de numismatique. Je veux connaître son origine exacte.
Malaspey fit tourner l’enveloppe devant ses yeux.
— C’est quoi ?
— C’est ce que je veux savoir. Vois les profs. Écume les facs.
— J’ai l’impression de reprendre mes études.
Il fourra le médaillon dans sa poche et disparut. Je passai encore une heure à étudier les documents accumulés sur mon bureau — rien d’intéressant. À 17 heures, je me levai pour rendre visite à ma supérieure hiérarchique.
Je frappai. On me proposa d’entrer. Atmosphère épurée, où planait un léger parfum d’encens — ce qui me rappelait mon propre repaire.
Nathalie Dumayet était du genre brutal, mais rien ne le trahissait dans son apparence. La quarantaine, teint pâle, taille mannequin, elle portait ses cheveux noirs coupés au carré, toujours faussement décoiffés. Une beauté tout en angles, adoucie par de grands yeux verts, calmes, qui plongeaient en vous avec fluidité. Toujours chic, branchée même, elle portait des marques italiennes dont le Quai n’avait pas l’habitude.
Voilà pour l’apparence. À l’intérieur, Dumayet cadrait avec la Brigade : dure, cynique, acharnée. Elle avait successivement bossé à l’Antiterrorisme et aux Stups, avec des résultats exemplaires. Deux détails la résumaient. Ses lunettes d’abord, à l’armature flexible et incassable, qu’on pouvait comprimer dans la main et qui reprenait aussi sec sa forme initiale. Dumayet était pareille : sous ses allures souples, elle n’oubliait rien et ne perdait jamais de vue son objectif.
L’autre détail, c’étaient ses phalanges. Aiguës, proéminentes, elles rappelaient les marteaux ultrafins des diamantaires, si durs qu’ils peuvent briser les pierres précieuses.
— Je vous prépare un Keemun ? demanda-t-elle en se levant.
— Merci, ça ira.
— Je vais en faire tout de même.
Elle s’agita au-dessus d’une bouilloire et d’une théière. Elle avait des gestes d’étudiante mais aussi de grande prêtresse. Quelque chose d’antique et de religieux se dégageait de son rituel. Je songeai à la rumeur qui circulait selon laquelle Dumayet fréquentait des boîtes échangistes. Vrai ou faux ? Je me méfiais des rumeurs en général et de celle-ci en particulier.
— Vous pouvez fumer, si vous voulez.
Je m’inclinai mais ne sortis pas mon paquet de Camel. Pas question de me détendre : la convocation « en urgence » ne présageait rien de bon.