Derrière ses verres, son regard était plus allumé encore que jadis. Ses traits creusés dessinaient des ombres sur ses joues. Je ne l’aurais pas si bien connu, j’aurais pensé qu’il se défonçait.
Luc se faufila parmi les rangs serrés et s’arrêta près du pupitre du confesseur, le long de la vitre protectrice. Il ouvrit la porte transparente et me poussa de l’autre côté :
— Entre.
— Ça va pas, non ? Tu…
— Entre, je te dis !
J’atterris dans le confessionnal. Luc passa par l’autre porte, côté prêtre, et rabattit les deux rideaux. En une seconde, nous étions coupés de la foule, des chants, de la messe. La voix de Luc filtra par les mailles de bois :
— Je l’ai vu, Mat. Je l’ai vu de mes yeux.
— Qui ?
— Le diable. En
Je me penchai, tentant de distinguer son visage à travers le treillis.
Presque phosphorescent. Ses traits frémissaient. Il ne cessait de se mordre la lèvre inférieure.
— Tu veux dire : au Soudan ?
Luc s’enfonça dans l’obscurité, sans répondre. On n’aurait pu dire s’il allait pleurer ou éclater de rire. Ces deux dernières années, on avait seulement échangé quelques lettres. Je lui avais annoncé que j’étais admis au séminaire de Rome. Il m’avait répondu qu’il poursuivait son « boulot », descendant toujours plus au sud, où les rebelles chrétiens livraient bataille aux troupes régulières. Ses lettres étaient étranges, froides, neutres — impossible de percer son état d’esprit.
— Au Soudan, ricana-t-il, je n’ai vu que l’empreinte du diable. La famine. La maladie. La mort. À Vukovar, en Yougoslavie, j’ai vu la bête en action.
Je savais, par les journaux, que la ville croate venait de tomber entre les mains des Serbes, après un siège de trois mois.
— Des bébés décapités par les bombes. Des mômes aux yeux arrachés. Des femmes enceintes éventrées, avant d’être brûlées vives. Des blessés abattus à bout portant, au sein même de l’hôpital. Des ados qu’on forçait à violer leur mère… Tout ça, je l’ai vu. Le mal à l’état pur. Une force libérée, à l’intérieur des hommes.
Je m’imaginais, moi, par contraste, dans ma cellule jaune. Chaque matin, j’écoutais les nouvelles sur Radio Vatican. Au chaud et à l’abri. Je demandai :
— Comment… comment tu t’en es sorti ?
— Un miracle.
— Tu travaillais pour quelle association ?
— Aucune.
Il ricana encore, s’approchant de la paroi qui nous séparait :
— J’ai pris les armes, Mat.
— Quoi ?
— Soldat bénévole. La seule solution pour survivre là-bas.
J’eus l’idée tout à coup que Luc se confessait mais j’avais tort : il ne regrettait rien. Il était fier au contraire d’être passé à l’acte. Je devins agressif :
— Comment as-tu pu ?
Luc se recroquevilla de nouveau dans le noir. Les chants s’arrêtèrent dans la cathédrale. J’entendis alors un bruit beaucoup plus proche : les sanglots de Luc. Il pleurait, le visage plongé dans ses mains. Je changeai aussitôt de ton :
— Il faut que tu oublies tout ça. Ce qu’ils ont fait, ce que tu as fait… Tu ne peux juger l’humanité sur ce paroxysme. Tu étais dans la pire situation, là où l’homme devient un monstre. Tu…
Luc releva la tête et s’avança à nouveau. Sur ses pommettes, les larmes brillaient, mais il souriait. Un demi-sourire qui lui déformait le visage :
— Et toi, toujours au séminaire ?
— Depuis trois mois.
— T’es pas venu en soutane ? T’es incognito ?
— Ne me charrie pas.
Il rit, en reniflant :
— Toujours ton hôpital de bien-portants ?
— À quoi tu joues ? Tu as attendu d’avoir vingt-quatre ans pour découvrir la violence ? Il te fallait Vukovar pour mesurer la cruauté humaine ? Et maintenant, qu’est-ce que tu vas faire ? Partir sur un autre front ? La lumière est en nous, Luc. Souviens-toi de l’évangile de Saint-Jean : «
— Il est arrivé trop tard.
— Si tu penses ça, c’est que tu as perdu la foi. Notre rôle n’est pas d’être fascinés par le mal, mais d’appeler au bien, de guider…
— T’es un planqué, Mat. T’es cool, mais t’es un planqué. Un petit-bourgeois de la foi.
J’agrippai le treillis. Sous la nef, les cantiques avaient repris.
— Qu’est-ce que tu cherches ? Qu’est-ce que tu veux ?
— Poursuivre l’action.
— Tu repars en Yougoslavie ?
— Je suis inscrit à Cannes-Ecluse.
— Où ?
— L’école des Officiers de Police. Session de janvier. Je deviens flic. Dans deux ans, je serai dans la rue. Il n’y a pas d’autre solution, le veux affronter le diable sur son terrain. Je veux me salir les mains. Tu piges ?
Sa voix était calme, déterminée. Au fond de moi, quelque chose s’effondrait au contraire. Saint Jean, encore une fois : «
— Joyeux Noël, Mat.
Quand j’ouvris les paupières, le confessionnal était vide.