Il n’avait pas de vrais souvenirs. Quant à ceux qui se formaient
Une seule image lui paraissait réelle : le corps d’Anne-Marie Straub, pendu au-dessus de son visage… Les noms et les dates étaient peut-être inventés mais les faits, eux, étaient réels. Était-il vraiment psychiatre à cette époque ? Ou déjà le pensionnaire d’un institut ? Était-ce ce suicide qui avait déclenché sa première fugue psychique ?
— On est arrivés.
Freire paya. Il pénétra dans le hall de l’aérogare au pas de charge. La sueur l’enveloppait tout entier, à la manière d’une combinaison de plongeur, chaude, poisseuse. Il repéra un distributeur automatique de billets et tira le maximum qu’il put — 2 000 euros, son plafond mensuel. En attendant les billets, il lançait des coups d’œil de droite à gauche. Les caméras de sécurité l’observaient. Tant mieux.
Il fallait qu’on le voie.
Il fallait qu’on pense qu’il prenait l’avion.
Il chercha un angle mort et attrapa son téléphone portable. Il effaça tous ses numéros mémorisés puis appela l’Horloge parlante. Sans couper, il balança l’appareil dans une poubelle. Son imper prit le même chemin. Alors, beaucoup plus discrètement, il s’esquiva. Et prit un car en direction du centre-ville.
Les flics devaient être chez lui, constatant qu’il avait fait son sac. Ils allaient d’abord chercher sa voiture. Ne la trouvant pas, ils penseraient que Freire s’était enfui par la route. Ils placeraient des barrages partout et fixeraient leur attention sur ces check-points.
Première fausse piste.
Ensuite, ils localiseraient son portable, toujours connecté, à l’aéroport. Ils fileraient à Bordeaux-Mérignac. Ils vérifieraient les vols. Ne trouvant pas le nom de Freire, ils visionneraient les vidéos de sécurité et le repéreraient. Ils vérifieraient le DAB de l’aéroport. Retrouveraient le chauffeur de taxi. Tous les signaux convergeraient. Victor Janusz, alias Mathias Freire, s’était bien envolé en fin d’après-midi. Sous une fausse identité.
Deuxième fausse piste.
Il serait alors déjà loin. Il parvint à la gare Saint-Jean. Des meutes de flics circulaient. Des vigiles avec des chiens bouclaient les issues. Des fourgons stationnés cernaient le parking.
Il contourna le bâtiment. Des travaux gigantesques, barricades, grues, excavations, facilitèrent sa manœuvre. Il repéra un porteur — un de ces hommes armés d’un caddy escortant les voyageurs jusqu’à leur train. Il l’aborda, le poussa dans un coin discret et lui proposa d’aller acheter un billet de train à sa place.
L’homme, bonnet rasta et chasuble orange réglementaire, tiqua :
— Pourquoi vous y allez pas vous-même ?
— J’ai des coups de fil urgents à passer.
— Pourquoi j’vous ferais confiance ?
— C’est moi qui te fais confiance, fit Freire en lui donnant 200 euros. Achète-moi le premier billet possible pour Marseille.
L’homme hésita quelques secondes puis demanda :
— Quel nom je donne ?
— Narcisse.
Les syllabes s’étaient formées sur ses lèvres sans passer par sa conscience. L’homme tourna les talons.
— Attends. 100 euros de plus pour ton bonnet et ta chasuble.
L’homme eut un sourire narquois. Il paraissait rassuré par cette nouvelle offre. Au moins, les choses étaient claires. Une cavale. Au même instant, il parut réaliser que la gare grouillait de flics. Son sourire s’élargit. L’idée de tromper tout ce beau monde parut lui plaire. Il se débarrassa de son bonnet et de son gilet fluo. Il portait de longues dreadlocks à la Bob Marley.
— Je te garde ton chariot, fit Freire, qui enfila son déguisement en quelques gestes.
Il attendit durant plus de dix minutes, accoudé au caddy, l’air le plus détaché possible. Les flics passaient devant lui sans le regarder. Ils cherchaient un homme en fuite. Une ombre longeant les murs. Pas un caddyman désœuvré, portant un bonnet aux couleurs de la Jamaïque et une chasuble de la SNCF.
Bob Marley réapparut :
— Le dernier train direct pour Marseille vient de partir. J’t’ai pris un billet pour Toulouse-Matabiau à 17 h 22. Tu changes de train à Agen, vers 19 heures. T’arrives à Toulouse à 20 h 15. Un autre train, avec couchettes, repart pour Marseille à 0 heure 25. T’arriveras là-bas à 5 heures du mat’. C’était ça ou partir demain matin.
L’idée de passer la nuit entre deux destinations, dans une espèce de no man’s land, ne lui parut pas si négative. Personne ne le chercherait cette nuit au cœur du Midi-Pyrénées. Il laissa la monnaie au rastaman et conserva son déguisement jusqu’au départ du train.
Une heure d’attente. Les patrouilles rôdaient toujours sans le voir. Avec son chariot soutenant son propre sac, il avait simplement l’air d’un porteur attendant un client parti chercher des journaux. Lui-même ne prêtait aucune attention aux flics. Il essayait de réfléchir.