Freire ralentit encore. Le répit de la nuit était terminé. Il faisait de nouveau corps avec sa peur. Une autre idée. Faire mine d’avoir oublié quelque chose. Remonter dans une voiture. Attendre un moment plus propice pour fuir. Mais quel moment ? Une fois le quai déserté, les flics, aidés de vigiles et de leurs chiens, visiteraient chaque compartiment, ouvrant les toilettes, inspectant chaque siège.
Il serait fait comme un rat.
Mieux valait encore être à l’air libre.
Il marchait toujours, traînant les semelles. Les mètres se consumaient. Et l’inspiration ne venait pas.
— Pardon !
Il se retourna et découvrit une petite femme qui tirait une valise à roulettes d’une main, portait un sac de l’autre, un garçon d’une douzaine d’années, en prime, agrippé à son bras.
— Excusez-moi, fit-il en souriant. Je peux vous aider ?
— Ça ira très bien, merci.
La femme le contourna. Elle avait un petit visage crispé et un regard furieux. Freire lui emboîta le pas et accentua son sourire. Il passa devant elle, pivota et tendit les mains.
— Laissez-moi vous aider. Vous avez l’air de ne pas vous en sortir avec…
— Foutez-moi la paix.
Elle ne lâchait ni sa valise, ni son sac. Le petit garçon le fusillait du regard. Deux petits soldats lancés dans la guerre de la vie. Freire avançait à reculons, face au couple.
Plus qu’une cinquantaine de mètres et il serait cueilli par les flics.
— Prenez-moi à l’essai, proposa-t-il. On tente l’aventure jusqu’au bout du quai. Ensuite, vous me mettez un bleu ou un rouge.
Le visage de l’enfant s’éclaira :
— Comme dans « La Nouvelle Star » ?
Freire avait dit ça sans réfléchir, faisant allusion à une émission de télévision qu’il avait aperçue une fois. Des apprentis chanteurs étaient jugés par un jury professionnel, à coups de phares colorés.
Ce détail provoqua un déclic. Dans le sillage de son fils, la femme se dérida d’un coup. Elle l’observa par en dessous et parut se dire : « Pourquoi pas après tout ? » Elle lui tendit sa valise et son sac. Freire ajusta le sien sur son épaule, glissa l’anse de son ordinateur par-dessus et empoigna les bagages. Il tourna les talons et se mit en marche, tout sourires. Le petit garçon s’accrocha à son bras, sautant d’un pied sur l’autre.
Les flics ne le remarquèrent même pas. Ils cherchaient un homme traqué, fuyant, paniqué. Pas un père de famille accompagné de son épouse et de son fils. Mais Freire n’était toujours pas rassuré. La gare, vaste aquarium planté de pins en plastique, lui semblait saturée de flics, de vigiles, d’agents de sécurité. Où aller ? Il n’avait aucun souvenir de Marseille.
— Je ne connais pas la ville, risqua-t-il. Pour le centre, je passe par où ?
— Vous pouvez prendre le bus ou le métro.
— Et à pied ?
— Prenez l’escalier Saint-Charles. Sur la gauche. En bas, descendez le boulevard d’Athènes. Vous croiserez la Canebière. Vous la descendez tout droit. Après, ça sera le Vieux-Port.
— Et vous, où allez-vous ?
— À la gare routière, là-bas, à gauche.
— Je vous accompagne.
Parvenu à destination, Freire salua la mère et son fils dans la nuit glacée. Puis il repartit au trot, cherchant l’issue à gauche dont la femme avait parlé. Il découvrit un escalier monumental, de plus d’une centaine de marches, qui plongeait vers la ville.
Il était à peine 7 heures du matin.
Il descendit et croisa, avachis contre la rampe de pierre, des SDF sous le halo d’un candélabre. Litrons de mauvais vin, chiens pelés, paquetages affaissés… Ils semblaient assis dans une flaque de crasse, dont la composition même intégrait la misère, le vin, la peur.
Mathias réprima un frisson.
Il contemplait son avenir immédiat.
37
AU BAS DES MARCHES, il s’arrêta. De l’autre côté de la chaussée, un surplus militaire dressait son rideau de fer. Il traversa le boulevard et lut les horaires d’ouverture. 9 heures du matin. Il pouvait trouver à l’intérieur ce qu’il cherchait. Il pénétra dans un café, Le Grand Escalier, situé juste en face. Il s’installa à une table en retrait, avec vue sur l’artère, et commanda un café.
Son ventre le torturait. La faim. Il dévora trois croissants, but un deuxième café. Aussitôt, la nausée se substitua aux gargouillis.
Lentement, le jour se levait. D’abord un coin de ciel mauve nacré. Puis un bleu de craie qui gagna peu à peu tout l’espace entre les immeubles. Freire discernait maintenant les arbres et les lampadaires rococo du boulevard. Ces détails lui parlaient. Il se souvenait. Ou plutôt : il ressentait. Dans son sang. Dans sa chair. Un fourmillement familier. Il avait
9 heures.