— Disons que l’IJ a réussi à isoler des empreintes dans la fosse qui n’appartiennent ni à la victime, ni à votre cow-boy. On les a soumises au fichier national et on a obtenu un nom : Victor Janusz, un SDF de Marseille. Le mec s’est fait arrêter là-bas dans une bagarre, il y a quelques mois.
— Vous savez où il est maintenant ?
— Pas encore. On a lancé un mandat de recherche. On va le trouver. Je ne suis pas inquiète. Les flics de Marseille retournent les foyers d’accueil, le Samu social, les centres Emmaüs, les soupes populaires… On va suivre sa trace jusqu’à Bordeaux et le localiser. C’est comme ça qu’on a tracé Francis Heaulme, le tueur de la route.
Freire paraissait déçu. Il faisait tourner sa canette dans sa main et semblait s’observer dans le cercle de métal.
— Que savez-vous sur lui ? demanda-t-il après un long silence.
— Rien. J’attends son dossier de Marseille. On a eu des problèmes informatiques toute la journée. Le seul vrai ennemi de la police, aujourd’hui, c’est le bug.
Le psychiatre ne prit pas la peine de sourire. Il leva les yeux.
— Vous trouvez que la mise en scène du meurtre colle avec le profil d’un SDF ?
— Pas du tout. Mais on va trouver l’explication. Janusz n’est peut-être qu’un complice.
— Ou un témoin.
— Un témoin qui serait descendu dans la fosse ? qui aurait mis ses pattes partout sur les parois ? Ce sont, comme on dit, des indices aggravants.
— Ça innocente donc Patrick Bonfils ?
— Pas si vite. Il reste cette histoire de plancton… Mais on se concentre pour l’instant sur Janusz. Dès que je pourrai, j’irai moi-même à Guéthary pour interroger votre protégé. Dans tous les cas, on tient le bon bout.
Freire rit en douceur :
— Ce sont des bonnes nouvelles de… flic.
La réflexion lui parut légèrement acide. Elle ne s’y attarda pas.
— Et vous ?
— Quoi, moi ?
— Le pêcheur, comment réagit-il ?
— Il réintègre peu à peu sa véritable identité. Il n’a déjà plus de souvenirs de celui qu’il a essayé de devenir.
— Et ce qu’il a vu à Saint-Jean ?
Freire hocha la tête, avec lassitude :
— Je vous le répète : c’est la dernière chose dont il se souviendra. S’il s’en souvient un jour…
— Je dois l’interroger.
— Vous n’allez tout de même pas le foutre en garde à vue, non ?
— J’ai dit ça pour vous faire peur.
— Les flics aiment faire peur. C’est leur raison d’être.
Anaïs n’avait pas rêvé : il était bien hostile. Sans doute encore un de ces psys de gauche, qui avaient biberonné les conneries de Michel Foucault dès le berceau. Difficile de draguer quand on est flic et qu’on porte un Glock à la ceinture. Deux engins phalliques pour un couple, c’est un de trop…
Elle posa sa canette sur le parquet. Ses espoirs de séduction s’évanouissaient. Ils n’étaient décidément pas du même bord.
Elle allait se lever quand Freire murmura :
— Moi, je vais retourner à Guéthary.
— Pourquoi ?
— Pour interroger Patrick. Savoir qui il est vraiment. Connaître la vérité de la gare Saint-Jean. (Il brandit sa canette dans sa direction.) Après tout, nous menons la même enquête.
Elle sourit de nouveau. L’espoir et sa chaleur se déversèrent en elle comme des sources apaisantes. Elle n’aurait jamais pensé que son boulot lui permettrait un jour de se rapprocher d’un homme aussi séduisant :
— Vous êtes sûr que vous ne voulez pas qu’on ouvre ma bouteille ?
27
DEUX HEURES PLUS TARD, Freire se remit au travail.
Anaïs Chatelet était partie comme elle était venue, l’ivresse en plus. Ils avaient bu, ils avaient ri, ils avaient parlé. Freire n’attendait pas un tel enchantement dans le désert de ses soirées. Encore moins au cœur de cette histoire de meurtre et d’amnésie.
Il n’avait rien tenté. Pas le moindre geste, pas la moindre attitude de séduction. En dépit des signaux qui, lui semblait-il, étaient tous au vert. Freire n’était pas un expert en psychologie féminine mais il savait additionner deux et deux. La visite nocturne. La bouteille de vin. La tenue plus soignée que d’habitude — quoiqu’il n’ait rien compris à cette robe enfilée sur une paire de jeans. Tout ça lui prouvait que la jeune OPJ était ouverte à d’autres propositions.
Pourtant, il n’avait pas bougé. Pour deux raisons. D’abord, il avait juré de ne plus jamais mêler vie privée et travail. Or, Anaïs Chatelet, même indirectement, c’était le boulot. L’autre raison, plus profonde, plus viscérale, était la peur. Le trac. L’appréhension d’un refus. Et aussi celle de ne pas être à la hauteur. Depuis combien de temps n’avait-il pas eu de rapports sexuels ? Il ne s’en souvenait pas, et il craignait même de ne pas se souvenir de la marche à suivre…
Ils s’étaient quittés bons amis sur le seuil du pavillon. Chacun avait promis à l’autre de l’informer sur son enquête. À la dernière seconde, mis en confiance, Freire avait parlé des chasseurs qui roulaient en Q7. Il lui avait expliqué qu’il se sentait suivi, observé, depuis plusieurs jours. Il lui avait même donné les tirages de la plaque d’immatriculation du 4 × 4. Anaïs n’avait pas eu l’air convaincue par cette histoire, mais avait promis de vérifier le numéro au Sommier.