Читаем Le passager полностью

La jeune femme s’était mordu la lèvre inférieure. Il avait eu la même intuition que lors de leur première rencontre. Anaïs Chatelet avait séjourné en HP — ou avait eu de sérieux problèmes psychologiques.

Il avait obtenu confirmation de cette hypothèse un peu plus tard, au détour d’un geste. Quand elle lui avait servi du vin, il avait aperçu ses avant-bras. Striés. Tailladés. Lacérés dans tous les sens. Il avait reconnu ces cicatrices au premier coup d’œil. Non pas les traces d’une tentative de suicide. Mais au contraire des marques de survie.

Mathias avait souvent soigné ce trouble. Des adolescents s’automutilaient pour soulager leur détresse, se libérer d’une sensation d’asphyxie. Il fallait que ça sorte. Que ça saigne. La coupure les libérait. À la fois diversion — la souffrance physique se substituait à la douleur morale — et apaisement. La blessure offrait l’illusion que le poison psychique s’écoulait hors de soi…

La première fois qu’Anaïs était entrée dans son bureau, Freire avait pressenti sa force. Elle imprimait sa marque sur le monde. Elle était forte parce qu’elle avait souffert. Mais elle était aussi fragile, vulnérable. Exactement pour les mêmes raisons. La fin du XXe siècle avait répété jusqu’à l’usure un lieu commun, résumé par la sentence de Nietzsche, dans Le Crépuscule des idoles : « Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort. » C’était une connerie. Du moins dans son acception banale et contemporaine. Au quotidien, la souffrance n’endurcit pas. Elle use. Fragilise. Affaiblit. Freire était payé pour le savoir. L’âme humaine n’est pas un cuir qui se tanne avec les épreuves. C’est une membrane sensible, vibrante, délicate. En cas de choc, elle reste meurtrie, marquée, hantée.

La souffrance devient alors maladie. Avec sa vie propre. Sa respiration. Ses oscillations. Elle se réveille sans prévenir et, plus dangereusement encore, se nourrit d’elle-même. Les crises surgissent. Sans lien visible avec le présent ni l’environnement. Ou alors si le lien existe, il est si profond, si enfoui, que personne — même pas le psy — ne peut le mettre en évidence.

Anaïs Chatelet vivait sous cette menace. La crise pouvait toujours survenir. Sans raison apparente. Sans sollicitation d’aucune sorte. Quand la souffrance déferlait, il fallait libérer le poison. Faire couler le sang. La souffrance ne vient pas de l’extérieur, elle vient de l’intérieur. On peut appeler ça une névrose. Un dysfonctionnement. Un syndrome d’angoisse. Des mots, il y en a des dizaines. Freire les connaissait tous. C’étaient ses outils de travail.

Mais le mystère demeure. La légende dit — parce que c’est une légende — qu’il faut chercher la source de ces crises dans l’enfance. Le mal fait son lit durant les premières années de la psyché. Traumatisme sexuel. Défaut d’amour. Abandon. Freire était d’accord. Il était freudien. Mais personne n’a la réponse à la question primordiale : pourquoi un cerveau réagit-il plus ou moins sensiblement aux traumatismes ou aux frustrations de l’enfance ?

Il avait rencontré des adolescentes qui avaient subi des viols collectifs, survécu à l’inceste, traversé la faim, la crasse, les coups, et qui allaient s’en sortir, il le sentait. D’autres, heureuses dans un foyer sans histoire, qui avaient sombré pour un détail, un soupçon, une simple impression. Il y a des enfants battus qui deviennent fous. Et d’autres qui ne le deviennent jamais. Personne ne peut expliquer cette différence. La nature plus ou moins poreuse de l’âme qui laisse entrer l’angoisse, la souffrance, le mal-être…

Qu’était-il arrivé à Anaïs Chatelet ? Un traumatisme atroce ou simplement un événement mineur, insignifiant, mais perçu amplifié par un degré de sensibilité unique ?

Le panneau BIARRITZ le tira de ses pensées. Il longea le littoral. Dépassa Bidart et rejoignit Guéthary. Il traversa la petite place, aperçut le fronton de pelote basque, se laissa glisser vers le port. Il se gara à quelques mètres de l’embarcadère et descendit à pied la pente de béton.

C’était marée haute. L’océan précipitait ses rouleaux sur la plage sombre, à gauche. Les bouillonnements d’écume évoquaient des jets de salive grise, contaminée par quelque maladie. La mer oscillait entre le noir et le brun-vert. Sa surface ressemblait à la peau d’un batracien, cloquée, plissée, miroitante.

Le bateau était là mais pas le géant au Stetson. Freire jeta un coup d’œil à sa montre. 10 heures du matin. Pas un chat entre les coques à sec, les filets enroulés, les mâts déployés sur le ciment. Seule une boutique de matériel de pêche était ouverte. Il interrogea le commerçant, qui lui conseilla de se rendre chez les Bonfils. Un cabanon au-dessus de la plage, à un kilomètre de là.

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