Freire fouilla dans sa poche et attrapa son portable. Il stabilisa sa vitesse à 70 kilomètre-heure. Régla son mobile sur la position « photo » et braqua l’objectif sur le véhicule. Il zooma et fit le point sur la calandre ruisselante de pluie. Impossible de voir précisément s’il avait cadré le numéro. Il prit plusieurs photos, sous plusieurs angles, et reprit de la vitesse. Devant lui, les rais de l’averse, les stries de la forêt. Il avait l’impression de briser des grilles.
À cet instant, un chemin de terre apparut sur sa droite.
Une blessure dans la chair végétale.
Freire braqua et dérapa dans la boue. D’un coup de volant, il redressa le cap, rétrograda, accéléra. Dans un rugissement de moteur, la bagnole patina. Une volée de terre rouge crépita sur son pare-brise. Il lui aurait fallu quatre roues motrices. Cette idée lui fit lever les yeux dans son rétro. Pas de 4 × 4.
Il enfonça sa pédale d’accélérateur. La voiture rugit, toussa, puis s’arracha du sol. Pins. Fougères. Genêts. Tout défilait dans un grand mouvement de brosse, mêlant chuintements, craquements, giclées de vert et de pourpre, de branches et de terre… La voiture faisait des sauts de cabri, cognait les talus, rebondissait sur le sentier détrempé. Freire roulait tout droit, les yeux hors de la tête. Il attendait que la forêt l’arrête. Une flaque. Un nid-de-poule. Un obstacle…
Un tronc d’arbre jaillit dans le champ de ses phares, perpendiculaire au sentier. Freire freina et braqua d’un seul geste. Quelques secondes, c’est peu, mais ça suffit pour envisager sa propre mort. Sa bagnole décolla puis retomba lourdement dans un marigot. Le moteur cala. Les roues se bloquèrent.
Freire ne respirait plus. Il s’était pris le volant dans les côtes. Son front avait tapé le pare-brise. Il avait mal. Il saignait. Mais il savait déjà qu’il n’était pas grièvement blessé. Il demeura ainsi de longues secondes, plié sur son volant. Laissant le temps remplir l’instant, son sang se répandre à nouveau dans ses veines.
La pluie continuait à frapper le toit, à marteler les vitres, à gifler la forêt. Il détacha sa ceinture avec difficulté. Glissa deux doigts dans la poignée de la portière, appuya de l’épaule pour l’ouvrir. Il tomba dans le mouvement et se prit une flaque en guise d’accueil. Il se releva sur un genou. La forêt claquait de mille goutte-à-goutte. Toujours pas de 4 × 4. Il les avait semés pour de bon.
Avec effort, il se mit debout. S’adossa à sa voiture, regarda ses mains. Elles tremblaient par convulsions. Son cœur suivait le mouvement. Les minutes passèrent. Au grand froissement de la pluie s’ajoutait celui des cimes dans le vent. Il ferma les yeux. Il avait le sentiment d’être en immersion. Il ruisselait d’eau mais c’était sa peur qui s’écoulait à ses pieds. Les odeurs de résine, de mousses, de feuilles lui remplissaient les narines. Le froid commençait à se faire sentir.
Quand il fut glacé et que son cœur eut retrouvé sa cadence normale, il se glissa dans l’habitacle. Referma la portière. Régla le chauffage à fond. Place aux questions. Qui étaient ces hommes ? Pourquoi le suivaient-ils ? L’attendaient-ils ailleurs ? Aucune réponse.
Il tourna la clé de contact et enclencha la marche arrière. Il n’avait pas vérifié s’il était enlisé. Ses roues patinèrent, mordirent la terre, envoyèrent des giclées rougeâtres. Enfin, le véhicule s’extirpa comme un bateau qu’on hisse à sec. Il continua en marche arrière, sortant la tête pour voir la route. Cent mètres plus loin, il put faire demi-tour.
Reprenant la direction de Bordeaux, il réfléchit plus posément. La douleur — il se demandait tout de même s’il n’avait pas une ou deux côtes fêlées — le maintenait en éveil. Il chercha à se souvenir de la première fois qu’il avait repéré les hommes au Q7.
La nuit du vendredi au samedi. Sa première soirée de garde.
La nuit où Patrick Bonfils était apparu…
Freire soupesa ces éléments. Bonfils l’amnésique. Les visiteurs du soir. Le meurtre de la gare Saint-Jean. Pouvait-il exister un lien entre ces trois points ? Il se dit que Patrick Bonfils avait peut-être vu le meurtrier déposant le Minotaure au fond de la cavité ou bien
Ils craignaient peut-être que Bonfils ait parlé.
À qui ? À son « spycatre ».
26
— QU’EST-CE QUE C’EST ?
Sur le seuil, Anaïs tenait une bouteille de vin rouge.
— Un drapeau blanc. Pour faire la paix.
— Entrez, fit Mathias Freire en souriant.