Anaïs craignait une nouvelle fusillade quand deux autres hommes apparurent dans la salle. Deux gars taillés sur le même format, coiffés en brosse, serrés dans des costards gris qui ressemblaient à des uniformes. Ils braquaient sur les flics des semi-automatiques 9 mm munis de prolongateurs.
— La fête est finie, mes canards.
Solinas et son adversaire stoppèrent leur manège. Le flic de l’OCLCO se passa la main sur le visage : il saignait du nez. L’autre se tenait l’oreille — une giclure rouge lui barrait la face. Sa boucle avait été arrachée dans la bataille.
— C’est quoi ? grogna Solinas.
— C’est l’armée, ducon, fit le premier soldat. Vous vous tirez d’ici fissa et on oublie que vous bandez pour la viande froide.
Solinas hésita. Les officiers de la Crim reculèrent pour mieux cadrer leurs nouveaux ennemis. Les infirmiers sortirent du périmètre de danger. Anaïs restait pétrifiée. Elle regardait la scène à hauteur d’enfant. Ce qu’elle était redevenue. Une petite fille qui contemple le monde des adultes sans le comprendre. Pas n’importe quels adultes.
— Affaire réservée, dit l’autre en brandissant un document officiel.
Personne ne regarda la feuille : tout le monde avait compris.
— Allez vous faire soigner et tirez-vous. Cette affaire ne vous concerne plus.
Le flic de la Crim, toujours la main sur l’oreille, répéta d’un ton rauque :
— Vous êtes qui au juste ?
— Vous lirez la paperasse du Proc. Ils ont sans doute trouvé des initiales pour nous désigner. Mais les initiales, ils en chient tous les matins et ça veut rien dire.
— Ça veut rien dire, tu l’as dit ma gueule, fit Solinas en avançant d’un pas. Alors quoi ?
Le deuxième tondu s’approcha d’un des corps, recouvert d’un drap. Il attrapa son avant-bras gauche, remonta sa manche et le brandit vers les flics — le cadavre portait une aiguille de perfusion plantée dans sa chair.
— Tu sais ce que ça signifie, non ?
Pas de réponse. Les combattants d’élite portent parfois une aiguille dans une veine à titre préventif, afin qu’on puisse les infuser plus rapidement en cas de blessures graves. Ça n’avait pas servi à grand-chose pour ces deux-là.
— Ils sont des nôtres, conclut le soldat, en relevant sa propre manche et révélant le même système. C’est à nous de trouver le salopard qui les a refroidis. Vous, vous rentrez à la niche.
— Et la procédure ?
Les deux paras éclatèrent de rire. Anaïs sourit à son tour. Au fond d’elle-même, elle était heureuse de les voir. Les soldats. Les mercenaires. Les tueurs. Ceux qui avaient envahi son existence depuis deux semaines. Infiltré son enquête. Dormi avec elle. Respiré avec elle…
Ils avaient tiré les ficelles et maintenant, tout simplement, ils les coupaient.
L’affaire Matriochka s’arrêtait sur le seuil de cette chambre des morts.
133
— ON SE FERA TOUJOURS ENCULER. C’est dans l’ordre des choses. La vie nous prend par-derrière.
Solinas, coton dans les narines, avait trouvé le mot de la fin, fidèle à sa philosophie anale. En sortant de l’IML, Anaïs avait forcé le flic à monter dans sa voiture. Elle n’avait roulé que quelques centaines de mètres, traversé un pont et stoppé devant le portail d’un grand parc qu’elle devinait être le Jardin des Plantes.
Elle avait balancé à Solinas ses dernières infos. Le programme Matriochka. La molécule. Les hommes-cobayes. Le ménage opéré par l’armée, sous la couverture de Mêtis. Elle avait conclu sa tirade en répétant sa conclusion personnelle : « fin du coup ».
Solinas secoua lentement la tête. Il paraissait abattu, mais pas étonné. En revanche, il coinçait sur un détail.
— Je suis plutôt surpris que toi, tu lâches ton os aussi facilement.
— Je ne lâche rien. Les magouilles de Mêtis et de l’armée ne nous mèneront à rien. On ne lutte pas contre son propre camp et ce n’est pas l’objet de mon enquête.
— Qu’est-ce que tu cherches exactement ? J’ai perdu le fil.
— Je veux sauver Janusz.
Solinas éclata d’un rire lugubre :
— C’est pas avec ça que je vais devenir préfet.
— Derrière Janusz, il y a l’assassin. Et celui-là, on peut se le faire.
Le chauve haussa un sourcil. Un sillon sec sur une montagne pelée.
— On suit chacun sa voie. Aussi bizarre que ça puisse paraître, je suis sûre que Medina Malaoui a un lien avec Matriochka.
— Tu viens de me dire qu’il fallait lâcher ces histoires de complot.
— Sauf que l’assassin, le tueur mythologique, appartient d’une façon ou d’une autre à ce dossier. Les gens de Mêtis sont convaincus que leur molécule a réveillé un monstre parmi leurs cobayes. En l’occurrence Janusz. Je suis certaine qu’ils se trompent, mais à demi seulement. Le meurtrier est un des cobayes, c’est certain.
— Que vient foutre Medina là-dedans ? C’était une pute.
Elle soupira. À travers l’insulte, c’était toutes les femmes qui étaient souillées.
— Elle est liée au réseau des cobayes. C’est pour ça que Janusz est retourné chez elle.
— Pendant que tu étais partie on ne sait où, mes gars ont remonté ses connexions Internet par son serveur, et ses communications téléphoniques par son opérateur.