— Tu es encore venu me porter un message ?
— Cette fois, il s’agit d’un ordre.
— Elle est bonne.
Il ouvrit l’accoudoir en bois de ronce qui les séparait. Une cavité aux parois isolantes abritait des boissons gazeuses mais aussi des Thermos brillantes comme des torpilles.
— Tu veux boire quelque chose ? Café ? Coca ?
— Café, très bien.
Chatelet la servit dans un verre gansé d’un treillis de rotin. Anaïs but une gorgée. Elle ferma les yeux malgré elle.
— Tu vas rester quelques jours à Paris, fit le bourreau avec son accent modulé. Je t’ai réservé un hôtel. Tu iras voir ton contrôleur judiciaire puis le juge. Pendant ce temps, nous ferons transférer ton dossier à Bordeaux et je te ramènerai en Gironde.
— Dans ton fief ?
— Mon fief est partout. Ta présence dans cette voiture le prouve.
— Je suis impressionnée, fit-elle sur un ton ironique.
Chatelet se tourna vers elle et lui planta son regard dans les yeux. Il avait des iris clairs, enjôleurs, corrupteurs. Par chance, elle avait hérité des yeux de sa mère. Des yeux de Chilienne gris anthracite, un minerai qu’on trouve à des milliers de mètres sous terre, au pied de la cordillère des Andes.
— Je ne déconne pas, Anaïs. La fête est finie.
Après l’avertissement du dimanche précédent, on passait à la sanction. Retour au bercail et basta. Elle n’avait quitté Fleury que pour cette liberté surveillée. La poigne de fer de la prison pour le gant de velours de son père.
— Je te l’ai dit une fois, reprit-il. Ces gars-là ne plaisantent pas. Ils sont
— Parle-moi de ce système.
Chatelet soupira et s’enfonça dans son siège. Il paraissait comprendre que lui non plus, il n’avait pas le choix. S’il voulait convaincre sa fille, il lui fallait se mettre à table.
La pluie martela le pare-brise avec une violence soudaine, fouettant les vitres en de longues traînées bruissantes. D’un geste sec, l’œnologue ouvrit une canette de Coca Light.
— Il n’y a pas de complot, fit-il à voix basse. Ni machination ni plan caché comme tu le crois.
— Je ne crois rien. Je t’écoute.
— Mêtis a été fondée par des mercenaires français et belges, dans les années 60. Depuis, l’eau a coulé sous les ponts. Il y a longtemps que la société n’a plus rien à voir avec ce genre d’activités.
— Mêtis fait partie des compagnies majeures en matière de psychotropes. Ses scientifiques mènent des recherches sur le contrôle du cerveau.
— Mêtis est un groupe chimique et pharmaceutique, au même titre que Hoechst ou Sanofi-Aventis. Ça ne fait pas d’eux des conspirateurs de la manipulation mentale.
— Et ses boîtes de sécurité ?
— Elles protègent les unités de production. Pur usage interne.
Anaïs avait parcouru la liste des clients de l’ACSP. Son père mentait — ou se trompait. La boîte louait ses services à d’autres entreprises en Gironde, toutes activités confondues. Mais peut-être que ses clients principaux appartenaient à la nébuleuse Mêtis.
— Je connais deux hommes qui ont une étrange conception des métiers de la sécurité.
— Mêtis n’est pas en cause. Les responsables de ce bordel sont ceux qui ont utilisé l’ACSP pour couvrir leurs… intervenants.
Il était donc au courant des détails de l’opération. Un coup de tonnerre retentit, comme l’onde de choc d’un séisme. Le ciel paraissait en granit, ou un quelconque minerai qui craquait de l’intérieur.
— Qui ? demanda-t-elle d’une voix nerveuse.
— Mêtis développe de nouveaux produits. Des anxiolytiques, des antidépresseurs, des somnifères, des neuroleptiques… En amont des sites de production, des laboratoires isolent des molécules, synthétisent, mettent au point des pharmacopées. C’est le fonctionnement normal d’un groupe pharmaceutique.
— Quel rapport avec les mercenaires de l’ACSP ?
Le Boiteux buvait lentement son Coca. Il observait à travers l’averse les lignes grises, parfois tachées de couleurs, derrière la vitre. Des usines, des entrepôts, des centres commerciaux.
— L’armée garde un œil sur ces recherches. Le cerveau humain est et restera toujours la cible fondamentale. Mais aussi, si tu préfères, l’arme primordiale. Nous avons passé la dernière moitié du siècle dernier à développer l’arme nucléaire. Tout ça pour surtout ne pas l’utiliser. Contrôler l’esprit, c’est une autre manière d’éviter le combat. Comme dit Lao-tseu : « Le plus grand conquérant est celui qui sait vaincre sans bataille. »
Anaïs détestait les gens qui utilisent des citations. Une façon sournoise de se hisser au niveau du penseur. Elle n’avait pas l’intention de se faire enfumer une fois encore.
— Mêtis a découvert une molécule.
— Pas Mêtis. Un de ses laboratoires satellites. Une unité de recherches dont le groupe est actionnaire.
— Quel est le nom du laboratoire ?
— Je ne sais pas.
— Tu me prends pour une conne ?