Il passa aux origines. François Kubiela était né dans une famille d’immigrés polonais à Pantin. Père ouvrier, mère au foyer — assurant sans doute des boulots domestiques pour arrondir les fins de mois. Le couple s’était saigné pour financer les études de leur fils unique. Le père, Andrzej, était mort en 1999. L’article ne disait rien sur la mère, Francyzska — elle était donc encore vivante. François n’avait conservé aucun lien avec ses racines polonaises mais, selon l’article, il avait gardé une nostalgie de son enfance en banlieue et des valeurs simples défendues par ses parents. D’ailleurs, il n’avait jamais caché ses opinions marquées à gauche, bien qu’exécrant tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin au communisme — Kubiela n’avait pas oublié ses origines.
Il stoppa sa lecture. Prit soudain conscience de son état, de sa position. Pas rasé, hirsute, enroulé dans son manteau, afin de cacher les déchirures de sa chemise violette raidie de sang. Réellement coupable cette fois de deux meurtres. Il partit se chercher un café. Il était sonné. À la fois groggy et fébrile. La violence de la nuit. La nouvelle de sa mort. La découverte de sa véritable identité. Il y avait de quoi perdre les pédales.
Il but une gorgée de café dont il ne sentit que la brûlure. La sensation lui rappela les breuvages infects de la machine de l’unité Henri-Ey. Combien de temps depuis Bordeaux ? Deux semaines ? Trois ? Combien de vies, de morts ? Il retourna s’asseoir devant son écran. La photo de François Kubiela, blouse blanche et tignasse noire, l’attendait. Il leva son gobelet à sa santé.
Maintenant, il devait avancer. Il n’avait plus le choix. Il avait voulu confier son destin à Kubiela et n’avait trouvé que lui-même. Il devait donc repartir en chasse… Pour commencer, dénicher une planque. Il avait de l’argent mais ne pouvait plus retourner dans un hôtel. Il détenait des faux papiers mais pour quel usage ? Après le double assassinat du loft, sa tête allait revenir au premier plan dans les médias.
Une idée lui vint. La plus simple qui soit.
Retourner chez sa mère.
Qui irait le chercher chez Francyzska Kubiela, mère d’un psychiatre décédé ? Il effaça l’historique de ses recherches puis se connecta à l’annuaire de l’Île-de-France.
Il existait une Francyzska Kubiela à Pantin.
Elle habitait au 37, impasse Jean-Jaurès.
Ces noms, ces chiffres ne lui disaient rien. Sa mémoire personnelle était toujours cadenassée. Il vivait avec un cerveau de plâtre, il y était habitué. Mais sa mère ? Comment allait-elle réagir ? Quand elle ouvrirait la porte à son fils mort depuis un an, elle allait sans doute avoir une attaque cardiaque.
S’agissait-elle d’une vieille femme encore vive ?
Ou au contraire d’une momie claquemurée dans son pavillon ?
Un seul moyen de le savoir.
Il plia ses affaires et prit le chemin de la sortie.
126
ANAÏS CHATELET sortit de la maison d’arrêt pour femmes de Fleury-Mérogis à 10 heures du matin. Les procédures administratives avaient duré plus de quarante minutes. Elle avait répondu aux questions, signé des documents. On lui avait rendu ses bottes, son blouson, ses papiers d’identité, son portable. En résumé, elle était libre. Avec une convocation ferme chez le juge le lundi suivant et une obligation de rester à Paris. Son contrôle judiciaire démarrait ce jour. Elle devait pointer une fois par semaine au commissariat où elle avait été arrêtée la première fois, place des Invalides.
Sur le seuil de la prison, elle ferma les paupières et inhala l’air frais à pleins poumons. La bouffée lui parut d’un coup purifier tout son système respiratoire.
Une voiture était stationnée à cent mètres, se découpant très net sur fond d’abribus et de ciel de zinc. Elle reconnaissait le véhicule. En tout cas son style. Une Mercedes noire aux allures de corbillard. Son père. Mi-grand patron, mi-général de dictature.
Elle se dirigea vers la bagnole. Après tout, elle lui devait sa libération. Elle n’était pas parvenue à cinq mètres que Nicolas jaillit de la voiture :
— Mademoiselle Anaïs…
Le petit trapu avait encore la larme à l’œil. Elle se demandait comment un tortionnaire du calibre de son père avait pu se trouver un aide de camp aussi sensible. Elle lui fit une bise sur la joue et plongea à l’arrière.
Jean-Claude Chatelet l’attendait, confortablement installé, toujours bronzé, toujours magnifique. Sous l’éclairage du plafonnier, il évoquait une arme dangereuse et scintillante, à l’abri dans son écrin de cuir sombre.
— Je suppose que je dois te remercier ?
— Je ne t’en demande pas tant.
La portière claqua. Nicolas s’installa au volant. Quelques secondes plus tard, ils étaient en route pour la N104, direction Paris. Anaïs observait son père du coin de l’œil. Chemise de lin turquoise et pull en V bleu marine. Il paraissait avoir directement été téléporté du pont de son yacht jusqu’aux méandres gris des échangeurs de l’Essonne.
Obscurément, Anaïs était contente de le retrouver. Le revoir, c’était renouer avec sa haine. C’est-à-dire sa colonne vertébrale.