Narcisse réagit en psychiatre : Corto jouait avec le feu. Il était surpris que les autorités médicales et sociales le laissent faire. L’atelier suivant était occupé par une petite femme âgée d’au moins 70 ans. Vêtue d’un ensemble Adidas rose, les cheveux bleutés, elle offrait une image très soignée — une Américaine à la retraite. L’atelier était à son image : le parfait intérieur d’une ménagère irréprochable. Sauf qu’elle tenait une clope pincée entre ses lèvres fines.
Ni l’Allemand ni cette femme n’étaient sur le char de Nice. Ils avaient sans doute obtenu une dérogation. L’un à cause du poids, l’autre à cause de l’âge.
— Bonjour, Rebecca. Comment vous sentez-vous ?
— Le problème, c’est les douanes, fit-elle d’une voix rocailleuse. Pour faire passer mes œuvres…
Elle était penchée sur une feuille qu’elle couvrait toujours du même visage, à l’aide d’un minuscule crayon tenu à deux doigts. Pour apprécier son œuvre, il fallait se reculer. Les milliers de figures s’articulaient comme une marqueterie et formaient des vagues, des motifs, des arabesques.
— Le travail avance ?
— Ce matin, on m’a poussée dans les waters. Hier, la viande n’était pas mixée.
— Je connais cette tête, remarqua-t-il en désignant le visage démultiplié sur la page.
— C’est Albert de Monaco.
Corto expliqua — la femme était absorbée par son dessin.
— Il y a une trentaine d’années, Rebecca travaillait au palais monégasque. Femme de ménage. Elle est tombée amoureuse du prince, d’une manière… irraisonnée. Elle ne s’est jamais remise de ce trauma affectif. En 1983, elle est entrée à l’hôpital pour ne plus en sortir. Quelques années à Saint-Loup, puis chez nous.
Narcisse lui lança un coup d’œil. Rebecca travaillait de manière automatique — comme si une force invisible lui tenait la main. Jamais son crayon ne se levait ni ne revenait sur un trait. Cette ligne était comme le fil rouge de sa folie. Corto était déjà sorti.
— Vous avez cherché ces artistes à travers toute l’Europe ? demanda Narcisse après l’avoir rattrapé.
— Oui. Dans le sillage de mes prédécesseurs. Hans Prinzhorn, en Allemagne. Leo Navratil, en Autriche. Grâce à eux, l’art brut existe.
— L’art brut : c’est quoi au juste ?
— L’art des fous, des marginaux, des médiums, des amateurs. Le nom a été inventé par Jean Dubuffet. D’autres l’appellent « l’art outsider », « art psychotique »… Les Anglais disent « raw art », « l’art cru ». Les termes parlent d’eux-mêmes. C’est un art libéré de toute convention, de toute influence. Un art libre ! Souviens-toi de ce que je t’ai dit : « Ce n’est pas l’art qui nous soigne, c’est nous qui soignons l’art ! »
Corto franchit le troisième seuil. Ici, de grandes œuvres crayonnées mettaient en scène des silhouettes étirées — des femmes — enjambant des arcs-en-ciel, se baignant dans des ciels d’orage, sommeillant sur des nuages. Les feuilles étaient fixées aux murs mais leurs motifs débordaient sur le ciment, comme si l’impulsion créatrice avait tout éclaboussé.
— Voici Xavier, fit le directeur. Il est chez nous depuis huit ans.
L’homme, âgé d’une quarantaine d’années, était assis sur une couchette, pieds amarrés au sol, face à une petite table, en tenue de combat : débardeur kaki, pantalon de treillis. L’agressivité de ses vêtements était atténuée par ses poches remplies de crayons de couleur et aussi par les vieilles savates de corde qu’il portait pieds nus. Un tic compulsif agitait ses traits à intervalles réguliers.
— Xavier pense avoir appartenu à la Légion étrangère, murmura Corto alors que l’autre attrapait un crayon et le fourrait dans un taille-crayon fixé à la table. Il croit avoir participé à la guerre du Golfe, au sein de la Division Daguet.
Il y eut un silence. Narcisse essaya d’engager la conversation.
— Vos tableaux sont très beaux.
— C’sont pas des tableaux. C’sont des boucliers.
— Des boucliers ?
— Contre les cellules cancéreuses, les microbes, toutes ces merdes biologiques qu’on m’envoie à travers la terre.
Corto saisit Narcisse par le bras et l’emmena à l’écart.
— Xavier croit avoir subi une attaque chimique en Irak. En réalité, il n’y a jamais mis les pieds. À 17 ans, il a jeté son petit frère qu’il tenait sur ses épaules dans une rivière au courant très fort. L’enfant s’est noyé. Quand Xavier est rentré chez lui, il ne savait plus où était passé son frère. Il ne se souvenait de rien. Il a passé près de quinze ans en UMD. J’ai réussi à le récupérer.
— Comme ça ? Sans la moindre consigne de prudence ?
— Durant ses années en UMD, Xavier n’a jamais posé de problème. Les experts ont considéré qu’on pouvait me le confier.
— Que prend-il comme traitement ?
— Rien. Ses dessins occupent tout son temps. Et son esprit.