Corto désignait de l’index une photographie de groupe fixée au mur. Narcisse s’approcha et se reconnut. Il portait une blouse d’artiste, très fin XIXe. Il avait l’air jovial. Les autres riaient aussi, avec quelque chose de déglingué, de détraqué dans leur allure.
— Nous avons pris cette photo pour l’anniversaire de Karl, le 18 mai dernier.
— Qui est Karl ?
Le psychiatre montra un gros homme hilare, aux côtés de Narcisse, portant un tablier de cuir et brandissant une brosse maculée de noir. Il évoquait un forgeron du Moyen Âge.
— Viens. Je vais te le présenter.
Ils remontèrent un nouveau couloir qui menait à une porte coupe-feu. Ils sortirent et prirent un escalier en direction du deuxième édifice, en contrebas. Sous le soleil de midi, le paysage se révélait dans toute sa splendeur. Une beauté froide, indifférente, sans pitié. Des pics, des aiguilles, des fragments de roches rouges se dressaient comme des pierres votives. Des totems qui faisaient jeu égal avec les dieux qu’ils représentaient. Au fond de la vallée, des forêts noires s’épanchaient et révélaient un biosystème farouche et sélectif. La terre nourrissait seulement ici ceux qui supportaient l’altitude, le froid et le vide. Les autres pouvaient crever.
Ils pénétrèrent dans le bâtiment et dédaignèrent le premier étage — les chambres — pour descendre au rez-de-chaussée. Corto frappa à la première embrasure du couloir — il n’y avait pas de porte — et attendit la réponse.
—
Narcisse marqua un temps sur le seuil. L’atelier était uniformément noir, plafond compris. Sur les murs, des monochromes, noirs eux aussi. Au centre de la pièce, se tenait le colosse de la photo. La version grandeur nature mesurait près de deux mètres pour 150 bons kilos. Il portait un tablier en cuir, comme passé au cirage.
— Salut Karl. Comment ça va aujourd’hui ?
L’homme s’inclina en ricanant. Il portait un masque filtrant. Les effluves chimiques étaient irrespirables dans la pièce.
Corto se tourna vers Narcisse :
— Karl est allemand. Il n’est jamais parvenu à apprendre correctement notre langue. Il était interné dans un asile en RDA, près de Leipzig. Après la chute du Mur, j’ai visité tous les instituts d’Allemagne de l’Est en quête de nouveaux artistes. J’ai découvert Karl. Malgré les punitions, les électrochocs, les privations, il s’obstinait à peindre en noir tout ce qui lui tombait sous la main. À l’époque, il utilisait surtout du charbon.
— Et maintenant ?
— Maintenant, Karl fait le difficile ! rit Corto. Aucun produit ne lui donne satisfaction. Pour ses monochromes, il essaie des mélanges, à base d’aniline et d’indanthrène. Il me donne des listes de produits chimiques incompréhensibles ! Il cherche la non-couleur absolue. Quelque chose qui absorberait vraiment la lumière.
Le malabar s’était remis au travail, penché sur un bac où il pétrissait une sorte de goudron chaud et souple. Il ricanait encore sous son masque.
— Karl a un secret, murmura le psychiatre. Il mixe sa peinture avec son propre sperme. Il prétend que cette substance donne une vie souterraine à ses monochromes.
Narcisse observait les grosses mains qui barattaient la matière. Il imaginait l’artiste, avec ces mêmes mains, s’astiquer le manche. Privilège de l’arthérapie de Corto : la libido s’agitait encore. À Henri-Ey, ses patients abrutis de psychotropes avaient tous le cigare en berne.
Il s’approcha d’un des tableaux uniformément noirs :
— C’est censé représenter quoi ?
— Le néant. Comme beaucoup d’obèses, Karl est sujet à des apnées profondes durant son sommeil. Il ne respire plus. Ne rêve plus. Il meurt, en quelque sorte. Il prétend peindre ces trous noirs.
Narcisse se pencha sur une toile et décela une fine écriture en relief qu’il aurait fallu plutôt lire avec les mains, comme du braille.
— Ce n’est pas de l’allemand ?
— Ni aucun autre idiome connu.
— Un langage qu’il a inventé ?
— Selon lui, la langue parlée par les voix qui le visitent au fond de l’apnée. Au fond de la mort.
Karl continuait à rire sous cape. Ses mains se tordaient maintenant dans le bac. La peinture qu’il malaxait jaillissait des bords comme un puits de pétrole réveillé.
— Allons-y, proposa Corto. Il s’énerve quand les visiteurs restent trop longtemps.
Dans le couloir, Narcisse demanda :
— Pour quoi était-il interné à Leipzig ? De quoi souffre-t-il ?
— Pour dire la vérité, il était en prison. L’équivalent de nos UMD. Il a arraché les yeux de sa femme. Il dit que c’est sa première œuvre. Toujours l’obscurité…
— Il ne prend aucun médicament ?
— Aucun.
— Pas de mesure de sécurité ?
— On veille seulement à bien lui couper les ongles. En Allemagne, il y a eu un problème avec un infirmier.