Le flic marseillais avait un accent léger et parlait d’une voix débonnaire. Elle eut soudain l’impression que le soleil, la lumière, la chaleur l’attendaient à Marseille. Le commandant résuma les faits connus. Victor Janusz avait passé la nuit du 17 au 18 février à l’Unité d’hébergement d’urgence. Il avait été agressé dans les toilettes puis avait disparu au matin. Depuis, aucune nouvelle. Pas le moindre indice ni le moindre témoignage.
— Qui l’a agressé ?
— C’est pas clair. Sans doute d’autres clodos.
Anaïs n’était pas rassurée. Les tueurs l’avaient-ils repéré ? Et pourquoi retourner à Marseille ? Pourquoi enfiler les vieilles frusques de Janusz ?
— Je voulais aussi vous signaler autre chose, fit Crosnier.
— Quoi ?
— J’ai reçu hier soir la synthèse de votre enquête sur le meurtre de Philippe Duruy.
Son document rédigé pour Le Gall avait au moins servi à quelque chose.
— Le caractère mythologique de la mise en scène m’a frappé.
— Il y a de quoi.
— Non. Je veux dire… ça m’a rappelé un meurtre qu’on a eu dans le même genre.
— Quand ?
— Au mois de décembre dernier, à Marseille. C’était moi le chef de groupe. Il y a beaucoup de similitudes avec votre histoire. La victime était un jeune SDF, d’origine tchèque. On a retrouvé son corps dans une calanque à quelques bornes du Vieux-Port.
— En quoi ce meurtre était-il… mythologique ?
— Le tueur s’était inspiré de la légende d’Icare. Le gars était nu, carbonisé et portait de grandes ailes dans le dos.
Anaïs resta sans voix. Au-delà des multiples ramifications à envisager, elle voyait un lien phosphorescent, empoisonné. La présence de Mathias Freire sur les lieux du crime… Un nouveau point pour la thèse de Janusz assassin.
— C’est pas tout, poursuivit Crosnier. Notre gars avait lui aussi de l’héroïne plein les veines. On…
Elle le coupa, tout en enfilant son blouson :
— Je serai là dans deux heures. Je vous rejoins au poste de l’Évêché. On discutera sur pièces.
Crosnier n’eut pas le temps de répondre. Elle sortit sur le parking et rejoignit sa voiture. Il fallait qu’elle encaisse le coup. Qu’elle le mûrisse. Qu’elle le digère.
Elle s’arrêta face à sa Golf. Elle avait déjà oublié Deversat. Elle composa son numéro. Ses doigts tremblaient.
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel avec l’ACSP ? vociféra le commissaire. Une perquisition en pleine nuit ? Où vous vous croyez ? Mon téléphone n’arrête pas de sonner depuis hier après-midi !
— J’ai voulu gagner du temps, tenta-t-elle d’une voix enrouée, je…
— Du temps, vous allez en avoir, ma petite. Vous êtes en route pour Marseille ?
— J’y serai dans deux heures.
— Alors, je vous souhaite de bonnes vacances. Parce que vous êtes dessaisie. J’appelle à l’instant les gars de l’Évêché. Oubliez tout ça et profitez de la mer ! On s’expliquera à votre retour.
60
JANUSZ avait fait ses adieux à Shampooing.
Sans effusion, mais avec un billet de 100.
Il s’était récuré dans un bain-douche de la rue Hugueny.
Il était retourné à la consigne de la gare et avait repris ses frusques civiles.
Il avançait dans un monde miraculeux où personne ne le reconnaissait. Personne ne le remarquait. Il s’était même convaincu qu’il était devenu invisible. Le ciel lavé par le mistral était d’un bleu cobalt. Le soleil d’hiver ressemblait à une boule de glace. La violence de la nuit dernière lui semblait loin.
Il avait rejoint la gare Saint-Charles au pas de marathon. Maintenant, il parvenait dans les toilettes pour hommes. Désertes. Il pénétra dans une cabine, ne s’attardant pas sur la puanteur ambiante — il en avait vu d’autres. Il se déshabilla et enfila son pantalon de costume, savourant le contact soyeux du tissu. Il ôta ensuite ses pulls, se cognant aux parois, endossa sa chemise.
Il sortit de la cabine et balança ses fringues de paumé dans une poubelle après avoir conservé ses deux trésors : son couteau Eickhorn et le rapport d’autopsie de Tzevan Sokow. Il nota dans son carnet le numéro du dossier d’enquête — K095443226 — ainsi que le nom du juge instructeur — Pascale Andreu — puis plaça le rapport dans son sac de voyage. Quant au couteau, il le glissa dans son dos.
Toujours personne dans les chiottes. Il enfila sa veste de costume et palpa ses poches vides. Les papiers d’identité de Mathias Freire étaient au fond du sac. S’il se faisait arrêter tout à l’heure, il pourrait toujours donner un autre nom. Dire n’importe quoi. Gagner du temps. Enfin, il plaça le bloc dans la poche intérieure de sa veste.
Devant les miroirs, il constata qu’il avait retrouvé visage humain. Il endossa son imper. Il allait chausser ses Weston quand un vigile avec son chien pénétra dans les toilettes.
L’homme vit le sac, remarqua que Janusz était en chaussettes.
— Pas de ça, ici. La gare, c’est pas un vestiaire.
Janusz faillit le rembarrer comme l’aurait fait le psychiatre Mathias Freire mais se ravisa.
— C’est pour chercher du travail, m’sieur, dit-il sur un ton modeste.
— Casse-toi.