Ils s’orientèrent vers le nord, empruntant le boulevard surplombé par l’autoroute du littoral. Oubliant sa patte folle, Janusz les suivait à deux cents mètres de distance, passant d’un pilier à l’autre, toujours dans l’ombre. Ils marchèrent ainsi pendant plus d’un kilomètre — il n’était pas certain de ses évaluations. Le boulevard était toujours désert. Le mistral soufflait avec férocité, séchant les traces de l’averse, pétrifiant les flaques.
Enfin, ils prirent à droite et s’enfoncèrent dans des rues mal éclairées. Des blocs se dressaient contre le ciel de goudron. Janusz crut reconnaître le quartier de la Madrague. Ou peut-être celui de Bougainville ? Ils traversèrent des cités-dortoirs, des jardins pelés, des aires de jeux aux portiques rouillés.
Le décor se dégrada encore. Entrepôts condamnés. Fenêtres murées. Champs de terre battue. Au loin, des grues se découpaient, précises, cruelles comme des insectes. Ils marchaient maintenant dans un terrain vague. Des buissons de chiendent grelottaient dans le vent. Des papiers gras, des bouteilles en plastique, des cartons volaient dans l’ombre. Des odeurs d’essence planaient comme une menace. Janusz plissa les yeux et distingua l’objectif des zonards. Un mur couvert de tags, fermant le territoire en friche.
Il était à bout de souffle. Il lui semblait entendre son cœur cogner dans sa poitrine. Tom-tom… Tom-tom… Avec un temps de retard, il comprit qu’il s’agissait d’un bruit de machines se perdant dans l’air humide. Un chantier tournait quelque part. Des engins qui ne dormaient jamais.
Les zonards avaient disparu. Devant lui, il n’y avait plus que le mur aveugle. Les graffitis devaient dissimuler une porte qu’il ne distinguait pas. Il réfléchit à la meilleure stratégie. Il n’y en avait qu’une. Attendre qu’un des connards sorte pisser ou fumer à ciel ouvert. Alors il pourrait attaquer. L’effet de surprise lui donnerait peut-être l’avantage…
Il s’accroupit parmi les buissons. Le froid reprenait déjà le contrôle de son corps. Dans quelques minutes, il commencerait à grelotter puis à se figer. Alors sa température baisserait et…
La porte venait de claquer.
Doucement, tout doucement, il se redressa et observa la silhouette qui traversait l’obscurité. L’homme portait des dreadlocks. Il songea à la créature des films de la série
Le type marchait d’un pas incertain. Bourré ou défoncé. Il s’arrêta devant des taillis et soulagea sa vessie.
Prédator s’écrasa sur la terre glacée, épaules au sol. Janusz planta sa lame dans la braguette ouverte et murmura, un genou sur son torse, l’autre main sur la bouche du salopard :
— Tu gueules, j’te la coupe.
L’homme ne réagit pas. Son regard était vitreux, ses membres flasques. Complètement stone. Janusz enfonça son couteau plus profondément. Le guerrier réagit enfin, voulant hurler. Janusz lui balança un coup de coude dans le visage. L’homme se débattit encore. Nouveau coup de coude. Craquements. À nouveau, la main sur la bouche. Il sentait les débris de la cloison nasale, les mucosités sanglantes sous ses doigts serrés.
— Tu bouges plus. Tu réponds en secouant seulement la tête, compris ?
Prédator fit « oui ». Janusz cala sa lame sous sa gorge. Encouragé par cette première victoire il demanda :
— Tu m’reconnais ?
Les nattes s’agitèrent : oui.
— Ce soir, vous vouliez me buter ?
Nouveau oui de la tête.
— Pourquoi ?
L’homme ne répondit pas. Janusz comprit avec un temps de retard qu’il ne le pouvait pas : il lui écrasait toujours les lèvres. Il relâcha légèrement son emprise.
— Pourquoi vous vouliez me buter ?
— On… on nous a payés.
— Qui ?
Pas de réponse. Janusz leva le coude :
— QUI ?
— Des mecs en costard. Des bourges.
Les tueurs de Guéthary. Ils voulaient donc sa peau.
— En décembre, c’étaient déjà eux ?
— Ouais.
— Combien pour ma tête ?
— 3 000 euros, enculé.
Le connard reprenait du poil de la bête. 3 000 euros. Pas beaucoup, de son point de vue. Une fortune pour les punks à chiens.
— Comment vous avez su que j’étais revenu ?
— On t’a repéré hier, dans la journée.
— C’est vous qui avez prévenu les bourges ?
— Ouais.
— Vous avez un contact ?
— Un numéro, ouais.
— Quel numéro ?
— C’est pas moi qui l’ai.
L’homme mentait peut-être mais le temps pressait :
— C’est un portable ?
— Non. Le numéro d’un bureau, j’sais pas quoi…
— Vous avez le nom des types ?
— Non. Juste une espèce de mot de passe.
— Quel mot ?
— Je sais pas. C’est pas moi qui…
Il venait de le gifler avec le manche « brise-vitre » de son couteau. L’homme étouffa un cri et parut renifler ses cartilages, pour ne pas les perdre à jamais.
— Quel mot ?