Elle découvrit au dos une colonne de nombres, imprimés au long d’une des marges. Certains étaient marqués d’une astérisque.
Imprimé en bleu pâle le long du bord, elle put lire :
Elle recolla le croquis au mur et le contempla longuement, sans comprendre davantage.
4
Le lendemain matin, Elisabeth réclama de nouveau un médecin par téléimprimeur, puis partit pour le village.
Elle arriva dans la chaleur du jour et trouva le village plongé dans l’indifférence et la léthargie. Elle chercha Luiz ; il était assis à l’ombre de l’église en compagnie de deux autres hommes.
— Les étrangers sont-ils revenus ? demanda-t-elle.
— Pas aujourd’hui, Menina Khan.
— Quand ont-ils dit qu’ils reviendraient ?
Luiz haussa les épaules. Un jour ou l’autre.
Demain ou après-demain.
— Avez-vous essayé ce… ?
Elle se tut, irritée contre elle-même. Elle avait eu l’intention d’emporter le prétendu engrais au QG pour le faire analyser – trop préoccupée, elle avait oublié.
— Faites-moi savoir s’ils viennent.
Elle alla rendre visite à Maria et au bébé, mais elle n’avait pas l’esprit à son travail. Plus tard, elle surveilla l’organisation d’un repas servi à tous ceux qui avaient faim, puis elle bavarda avec le père Dos Santos dans l’atelier. Mais tout le temps elle gardait l’oreille tendue, attendant un bruit de sabots.
Sans plus se chercher d’excuses, elle descendit à l’écurie, sella son cheval et quitta le village en direction de la rivière. Elle s’efforça de ne pas s’attarder à ses propres pensées, de ne pas sonder ses motivations profondes, mais sans y parvenir. Les dernières vingt-quatre heures avaient été lourdes de sens, d’une certaine façon. Elle était venue travailler dans ce pays parce qu’elle avait eu l’impression que sa vie chez elle n’avait pas de but… et tout cela pour n’éprouver que de nouvelles déceptions parmi ces pauvres paysans. Ce qu’elle pouvait leur offrir était trop peu et venait trop tard. Quelques poignées de semences avancées par le gouvernement, quelques piqûres, une église réparée ; c’était peut-être mieux que rien… mais le fond du problème demeurait l’échec de l’économie centraliste. Il n’y avait rien d’autre dans le pays que ce que les habitants eux-mêmes pouvaient en retirer.
La venue de Helward dans sa vie était le premier événement intéressant depuis son arrivée. Tout en chevauchant dans la broussaille vers les arbres, elle savait bien que ses motivations étaient ambiguës. Curiosité, oui, mais aussi quelque chose de plus profond.
Les hommes stationnés dans ce coin – ses collègues – étaient pleins d’eux-mêmes et de ce qu’ils imaginaient être leur mission. Ils discouraient abstraitement de la psychologie de groupe, de la réadaptation sociale, des schémas de comportement… Quand elle était d’humeur cynique, elle trouvait tout juste pitoyable cette manière de voir. Ce pauvre Tony Chappell mis à part, elle n’avait ressenti aucun sentiment particulier envers l’un ou l’autre… et ce n’était pas du tout ce qu’elle avait pensé avant de s’engager dans cette entreprise.
Helward était différent. Elle se refusait à l’admettre, mais elle savait bien qu’elle allait à sa rencontre.
Elle parvint à leur petit coin sur la berge et elle fit boire son cheval. Puis elle l’attacha à l’ombre et s’assit au bord de l’eau pour attendre. De nouveau elle tenta de contenir le bouillonnement de son esprit : pensées, désirs, questions. Tout en se concentrant de son mieux sur ce qui l’entourait, elle s’allongea au soleil et ferma les yeux. Elle écoutait le bruit de l’eau sur les cailloux du fond, les soupirs du vent dans les branches, le bourdonnement des insectes. Elle respirait une odeur de taillis secs, de terre chaude, de jour de chaleur. Un long temps s’écoula. Derrière elle, le cheval remuait la queue de temps à autre pour chasser les mouches importunes.
Elle ouvrit les yeux dès qu’elle entendit les pas de l’autre cheval et s’assit.
Helward était sur l’autre rive. Il agita la main en signe de salut et elle lui répondit.
Il mit immédiatement pied à terre ; elle sourit intérieurement. Il paraissait d’humeur plaisante et, pour l’amuser, il essaya un équilibre sur les mains. Après deux tentatives, il réussit, puis chavira en criant dans la rivière et souleva de grandes éclaboussures.
Elisabeth se leva d’un bond et courut dans l’eau jusqu’à lui.
— Vous ne vous êtes pas fait mal ?
Il lui sourit :
— J’y arrivais, quand j’étais gosse.
— Moi aussi.
Il se remit debout, examinant tristement ses vêtements trempés.
— Ils seront vite secs, dit-elle.
— Je vais chercher mon cheval.
Ils traversèrent ensemble le cours d’eau et Helward plaça sa monture près de celle d’Elisabeth. Elle se rassit sur la berge et Helward s’installa à côté d’elle, jambes tendues au soleil pour faire sécher ses vêtements.
Derrière eux, les chevaux, naseau contre naseau, s’éventaient mutuellement, éloignant les mouches.