Je commençai à me déshabiller, mais Victoria vint soudain me prendre dans ses bras. Spontanément, nous nous sommes embrassés, comprenant soudain quel plaisir nous prenions à nous revoir.
— Tu prends du poids, me dit-elle en faisant glisser ma chemise de mon dos et en passant légèrement la main sur ma poitrine.
— C’est le travail que j’abats, lui dis-je en commençant à déboutonner ses vêtements.
En raison de ce changement dans nos plans, ce ne fut que plus tard que Victoria emmena mes habits au nettoyage, me laissant seul à jouir du confort d’un vrai lit.
Après avoir déjeuné ensemble, nous découvrîmes que le chemin de la plate-forme était ouvert et nous y montâmes. Cette fois, nous n’étions pas seuls. Il y avait déjà là deux hommes de l’administration de l’Éducation. Ils nous reconnurent l’un et l’autre comme d’anciens pensionnaires de la crèche et bientôt une conversation banale s’engagea sur ce que nous avions fait depuis notre majorité. À l’expression de Victoria, je voyais qu’elle s’ennuyait tout autant que moi, mais nous n’osions ni l’un ni l’autre mettre brutalement fin à l’entretien.
Les deux hommes finirent quand même par nous souhaiter le bonsoir et regagnèrent l’intérieur de la cité.
Victoria m’adressa un clin d’œil, puis gloussa :
— Dieu, que je suis heureuse de ne plus être à la crèche, dit-elle.
— Moi aussi. Dire que je les trouvais intéressants quand ils étaient nos maîtres !
On s’assit sur un des bancs pour contempler les paysages. De cette partie de la ville, il n’était pas possible de voir ce qui se passait au pied des murailles. Je savais pourtant bien que les équipes des voies transportaient en ce moment même les rails du côté sud au côté nord, mais je ne les apercevais pas.
— Helward… pourquoi la ville se déplace-t-elle ?
— Je ne sais pas. Du moins pas vraiment.
— J’ignore comment les guildes se figurent que nous voyons les choses, reprit-elle. Personne n’en parle jamais, bien qu’il suffise de monter ici pour s’apercevoir que la ville a changé de site. Et pourtant, quand on en demande la raison, on s’entend répondre que cela ne regarde pas les administrateurs. Sommes-nous censés ne jamais poser de questions ?
— Ils ne te disent jamais rien ?
— Rien du tout. Avant-hier, en montant ici, j’ai constaté que la ville avait bougé. Peu de temps auparavant, la plate-forme avait été bouclée deux jours durant et l’on nous avait conseillé d’attacher les objets non fixes. Mais c’est tout.
— Bon, fis-je. Dis-moi une chose : pendant que la ville se déplaçait, en avais-tu conscience ?
— Non… ou du moins je ne crois pas. Je ne me suis rendu compte qu’après. Et en y repensant, je ne me rappelle rien d’inhabituel le jour où cela a dû avoir lieu… mais comme je ne suis jamais sortie de la ville, j’imagine que tout le temps que j’ai grandi, j’ai dû m’habituer à ce qui se passe. Est-ce que la cité voyage sur une route ?
— Sur un ensemble de rails.
— Mais pourquoi ?
— Je ne devrais pas te le dire.
— Tu me l’as promis. De toute façon, je ne vois pas le mal qu’il y aurait à me dire qu’elle bouge… c’est assez visible.
Toujours la même impasse, mais elle me parlait avec bon sens, même si c’était contraire à mon serment. J’en venais peu à peu à douter de la validité du serment, en le sentant attaqué autour de moi.
— La ville se déplace vers quelque chose que l’on appelle l’optimum et qui se trouve droit vers le nord, lui expliquai-je. En ce moment même, elle est à environ cinq kilomètres et demi au sud de l’optimum.
— Elle va donc bientôt s’arrêter ?
— Non… et c’est cela qui n’est pas clair pour moi. Il semble que même si la cité ne devait jamais parvenir à l’optimum, elle ne pourrait pas s’immobiliser parce que l’optimum lui-même est sans cesse en mouvement.
— Alors à quoi bon s’efforcer d’y parvenir ?
Impossible de fournir une réponse. Je l’ignorais.
Victoria continuait à me poser des questions.
Pour finir, je lui parlai de mon travail sur les voies. Je cherchais à réduire mes descriptions à un minimum, mais il était difficile de savoir dans quelle mesure je me parjurais… dans l’esprit, sinon dans la lettre. Je me surpris, chaque fois que je lui révélais quelque chose, à mentionner aussitôt après les exigences du serment.
— Écoute, finit-elle par me déclarer, n’en parlons plus. Il est évident que tu n’y tiens pas.
— Simplement, je ne sais pas où j’en suis, répondis-je, il m’est interdit de bavarder, mais tu m’as fait comprendre que je n’ai pas le droit de te cacher ce que je peux savoir.
Victoria resta silencieuse une ou deux minutes.
— J’ignore quelle est ton opinion, finit-elle par dire, mais au cours des derniers jours, j’en suis venue à détester singulièrement le système des guildes.
— Tu n’es pas la seule. Je n’ai pas entendu beaucoup de gens prendre sa défense.