La conversation se porta sur notre vie à la crèche, ce qui fit immédiatement surgir un nouveau problème. Avant d’avoir réellement quitté la ville, je n’avais pas eu une idée claire de ce qui m’attendait. L’enseignement de la crèche m’avait toujours paru – comme à la plupart des autres – sec, abstrait et peu pratique. Il n’y avait que peu de livres imprimés, surtout des œuvres de fiction traitant de la vie sur la planète Terre, aussi les maîtres s’en remettaient-ils essentiellement à des textes qu’ils avaient eux-mêmes rédigés. Nous savions, ou croyions savoir, bien des choses sur la vie quotidienne de la planète Terre, mais on nous avait prévenus que la réalité de notre monde serait bien différente. La curiosité naturelle des enfants nous poussait à exiger de connaître immédiatement l’autre face de la pièce, mais les maîtres se taisaient obstinément sur ce chapitre. Il avait donc toujours existé dans nos connaissances cette brèche décevante entre ce que nos lectures nous apprenaient sur un monde qui n’était pas celui-ci et ce que nous étions obligés d’imaginer sur les coutumes de la ville.
Cet état de choses suscitait un certain mécontentement, qui provoquait un besoin accru de dépense physique. Mais comment le satisfaire dans la crèche ? Seuls les couloirs et le gymnase permettaient quelque mouvement, et encore avec des limites. Notre frustration se traduisait par une agitation permanente : chez les jeunes enfants, des colères et des désobéissances ; chez les plus âgés, des luttes et des passions pour les quelques sports que nous pouvions pratiquer dans le petit gymnase… et chez ceux qui en étaient aux derniers kilomètres avant leur majorité, une conscience précoce des plaisirs de la chair.
Les administrateurs faisaient des efforts symboliques pour y remédier, mais peut-être comprenaient-ils bien le pourquoi de ces activités. En tout cas, j’avais grandi à la crèche et j’avais pris autant de part que tout autre à ces débordements passagers. Durant les trente derniers kilomètres avant ma majorité, j’avais eu des rapports sexuels avec quelques-unes des filles – parmi lesquelles Victoria ne figurait pas – et cela m’avait paru sans importance. Maintenant que nous allions nous marier, elle et moi, ce qui s’était passé avant prenait soudain un aspect différent.
Avec une certaine perversité, plus nous bavardions, plus je m’apercevais que j’aurais souhaité pouvoir exorciser ce fantôme d’un passé récent. Je me demandais si je ne devais pas exposer en détail mes diverses expériences, m’expliquer. Cependant Victoria semblait guider sciemment la conversation vers des sujets anodins pour l’un comme pour l’autre. Peut-être avait-elle aussi ses fantômes. Elle me parla un peu de la vie citadine, ce qui m’intéressait vivement, bien entendu.
Elle m’informa qu’en qualité de femme elle n’avait pas automatiquement droit à un poste responsable et que seules ses fiançailles avec moi avaient rendu possible son emploi présent. Si elle s’était fiancée avec un homme n’appartenant pas à une guilde, on aurait attendu d’elle qu’elle produise des enfants aussi souvent que possible et qu’elle consacre son temps à des travaux domestiques dans les cuisines, ou à confectionner des vêtements, ou à tout autre besogne ménagère. Au contraire, elle était maintenant en mesure d’orienter en partie son avenir et arriverait probablement à une situation d’administratrice qualifiée. Elle suivait actuellement une formation assez semblable à la mienne. La seule différence était que l’on mettait davantage l’accent sur l’enseignement théorique que sur l’expérience. En conséquence elle en savait déjà beaucoup plus que moi sur la ville et sur son administration intérieure.
Je ne me sentais pas libre de parler de mon travail au-dehors, aussi écoutais-je toutes ses paroles avec un grand intérêt.
Elle me dit qu’on l’avait informée des deux grandes pénuries dont souffrait la cité : l’eau – Malchuskin me l’avait fait savoir – et la population.
— Mais il y a des tas de gens dans la ville, objectai-je.
— Oui… mais le taux des naissances viables a toujours été faible et ne cesse d’empirer. Le plus grave, c’est qu’il naît un beaucoup plus grand nombre de bébés de sexe masculin. Personne ne sait vraiment pourquoi.
— C’est la nourriture synthétique.
— Possible.
« Elle n’avait pas saisi. » Avant de quitter la crèche, je n’avais qu’une très vague idée de ce que pouvait être la ville… mais j’avais toujours cru que tous ceux qui y vivaient y étaient nés :
— N’en est-il pas ainsi ?
— Non. On amène dans la cité une quantité de femmes pour tenter de relever le chiffre de la population. Ou, plus précisément, dans l’espoir qu’elles auront des bébés-filles.
— Ma mère venait du dehors, dis-je.
— Vraiment ? (Pour la première fois depuis notre rencontre, Victoria paraissait embarrassée.) Je ne savais pas.
— C’est sans importance.
Brusquement, Victoria resta silencieuse. Comme la question ne me tourmentait guère, je regrettai d’avoir mentionné ce détail.
— Parle-moi encore de ça, repris-je.