Bon quand je me suis épuisé et qu'ils sont tous partis. Madame Rosa m'a tout de suite traîné chez le docteur Katz. Elle avait eu une peur bleue et elle lui a dit que j'avais tous les signes héréditaires et que j'étais capable de saisir un couteau et de la tuer dans son sommeil. Je ne sais pas du tout pourquoi Madame Rosa avait toujours peur d'être tuée dans son sommeil, comme si ça pouvait l'empêcher de dormir. Le docteur Katz s'est mis en colère et il lui a crié que j'étais doux comme un agneau et qu'elle devrait avoir honte de parler comme ça. Il lui a prescrit des tranquillisants qu'il avait dans son tiroir et on est rentré la main dans la main et je sentais qu'elle était un peu embêtée de m'avoir accusé pour rien. Mais il faut la comprendre, car la vie était tout ce qui lui restait. Les gens tiennent à la vie plus qu'à n'importe quoi, c'est même marrant quand on pense à toutes les belles choses qu'il y a dans le monde.
A la maison, elle s'est bourrée de tranquillisants et elle a passé la soirée à regarder droit devant elle avec un sourire heureux parce qu'elle ne sentait rien. Jamais elle ne m'en a donné à moi. C'était une femme mieux que personne et je peux illustrer cet exemple ici même. Si vous prenez Madame Sophie, qui tient aussi un clandé pour enfants de putes, rue Surcoût, ou celle qu'on appelle la Comtesse parce que c'est une veuve Comte, à Barbes, eh bien, elles prennent des fois jusqu'à dix mômes à la journée, et la première chose qu'elles font, c'est de les bourrer de tranquillisants. Madame Rosa le savait de source sûre par une Portugaise africaine qui se défendait à la Truanderie, et qui avait retiré son fils de chez la Comtesse dans un tel état de tranquillité qu'il ne pouvait pas tenir debout, tellement il tombait-Quand on le redressait il tombait encore et encore et on pouvait jouer comme ça avec lui pendant des heures. Mais avec Madame Rosa c'était tout le contraire. Quand on devenait agité ou qu'on avait des mômes à la journée qui étaient sérieusement perturbés, car ça existe, c'est elle qui se bourrait de tranquillisants. Alors là, on pouvait gueuler ou se rentrer dans le chou, ça ne lui arrivait pas à la cheville. C'est moi qui étais obligé de faire régner l'ordre et ça me plaisait bien parce que ça me faisait supérieur. Madame Rosa était assise dans son fauteuil au milieu, avec une grenouille en laine sur le ventre et une bouillotte à l'intérieur, la tête un peu penchée, et elle nous regardait avec un bon sourire, parfois même elle nous faisait un petit bonjour de la main, comme si on était un train qui passait. Dans ces moments-là il n'y avait rien à en tirer et c'est moi qui commandais pour empêcher qu'on mette le feu aux rideaux, c'est la première chose à laquelle on met le feu quand on est jeune.
La seule chose qui pouvait remuer un peu Madame Rosa quand elle était tranquillisée c'était si on sonnait à la porte. Elle avait une peur bleue des Allemands. C'est une vieille histoire et c'était dans tous les journaux et je ne vais pas entrer dans les détails mais Madame Rosa n'en est jamais revenue. Elle croyait parfois que c'était toujours valable, surtout au milieu de la nuit, c'est une personne qui vivait sur ses souvenirs. Vous pensez si c'est complètement idiot de nos jours, quand tout ça est mort et enterré, mais tes Juifs sont très accrocheurs surtout quand ils ont été exterminés, ce sont ceux qui reviennent le plus. Elle me parlait souvent des nazis et des S.S. et je regrette un peu d'être né trop tard pour connaître les nazis et les S.S. avec armes et bagages, parce qu'au moins on savait pourquoi. Maintenant on ne sait pas.
C'était du dernier comique, cette peur que Madame Rosa avait des coups de sonnette. Le meilleur moment pour ça, c'était très tôt le matin, quand le jour est encore sur la pointe des pieds. Les Allemands se lèvent tôt et ils préfèrent le petit matin à n'importe quel autre moment de la journée. Il y avait un de nous qui se levait, qui sortait dans le couloir et appuyait sur la sonnette. Un long coup, pour que ça fasse tout de suite. Ah qu'est-ce qu'on se marrait! Il fallait voir ça. Madame Rosa à l'époque devait faire déjà dans les quatre-vingt-quinze kilos et des poussières, eh bien, elle giclait de son lit comme une dingue et dégringolait la moitié d'un étage avant de s'arrêter. Nous, on était couchés et on faisait semblant de dormir. Quand elle voyait que c'étaient pas les nazis, elle se mettait dans des colères terribles et nous traitait d'enfants de pute, ce qu'elle ne faisait jamais sans raison. Elle restait un moment les yeux ahuris, avec les bigoudis sur les derniers cheveux qu'elle avait encore sur la tête, elle croyait d'abord qu'elle avait rêvé et qu'il n'y avait pas de sonnette du tout, que ça ne venait pas de l'extérieur. Mais il y avait presque toujours un de nous qui pouffait et quand elle comprenait qu'elle avait été victime, elle déchaînait sa colère ou alors elle se mettait à pleurer.