Je ne sais pas du tout de quoi Madame Rosa pouvait bien rêver en général. Je ne vois pas à quoi ça sert de rêver en arrière et à son âge elle ne pouvait plus rêver en avant. Peut-être qu'elle rêvait de sa jeunesse, quand elle était belle et n'avait pas encore de santé. Je ne sais pas ce que faisaient ses parents mais c'était en Pologne. Elle avait commencé à se défendre là-bas et puis à Paris rue de Fourcy, rue Blondel, rue des Cygnes et un peu partout, et puis elle avait fait le Maroc et l'Algérie. Elle pariait très bien l'arabe, sans préjugés. Elle avait même fait la Légion étrangère à Sidi Bel Abbés mais les choses se sont gâtées quand elle est revenue en France car elle avait voulu connaître l'amour et le type lui a pris toutes ses économies et l'a dénoncée à la police française comme Juive. Là, elle s'arrêtait toujours lorsqu'elle en parlait, elle disait «C'est fini, ce temps-là», elle souriait, et c'était pour elle un bon moment à passer.
Quand elle est revenue d'Allemagne, elle s'est défendue encore pendant quelques années mais après cinquante ans, elle avait commencé à grossir et n'était plus assez appétissante. Elle savait que les femmes qui se défendent ont beaucoup de difficultés à garder leurs enfants parce que la loi l'interdit pour des raisons morales, et elle a eu l'idée d'ouvrir une pension sans famille pour des mômes qui sont nés de travers. On appelle ça un clandé dans notre langage. Elle a eu la chance d'élever comme ça un commissaire de police qui était un enfant de pute et qui la protégeait, mais elle avait maintenant soixante-cinq ans et il fallait s'y attendre. C'est surtout le cancer qui lui faisait peur, ça ne pardonne pas. Je voyais bien qu'elle se détériorait et parfois on se regardait en silence et on avait peur ensemble parce qu'on n'avait que ça au monde. C'est pourquoi tout ce qu'il lui fallait dans son état c'était une lionne en liberté dans l'appartement. Bon je me suis arrangé, je restais les yeux ouverts dans le noir, la lionne venait, se couchait à côté de moi et me léchait la figure sans rien dire à personne. Quand Madame Rosa se réveillait de peur, entrait et faisait régner la lumière, elle voyait qu'on était couché en paix. Mais elle regardait sous les lits et c'était même drôle, lorsqu'on pense que les lions étaient la seule chose au monde qui ne pouvait pas lui arriver, vu qu'à Paris il n'y en a pour ainsi dire pas, car les animaux sauvages se trouvent seulement dans la nature.
C'est là que j'ai compris pour la première fois qu'elle était un peu dérangée. Elle avait eu beaucoup de malheurs et maintenant il fallait payer, parce qu'on paie pour tout dans la vie. Elle m'a même traîné chez le docteur Katz et lui a dit que je faisais rôder des bêtes sauvages en liberté dans l'appartement et que c'était sûrement un signe. Je comprenais bien qu'il y avait entre elle et le docteur Katz quelque chose dont il ne fallait pas parler devant moi, mais je ne savais pas du tout ce que ça pouvait être et pourquoi Madame Rosa avait peur.
– Docteur, il va faire des violences, ça, j'en suis sûre.
– Ne dites pas de bêtises, Madame Rosa. Vous n'avez rien à craindre. Notre petit Momo est un tendre. Ce n'est pas une maladie et croyez-en un vieux médecin, les choses les plus difficiles à guérir, ce ne sont pas les maladies.
– D'abord, ce n'est pas un lion, c'est une lionne.
Le docteur Katz souriait et me donnait un Bonbon à la menthe.
– C'est une lionne. Et qu'est-ce qu'elles font, les lionnes? Elles défendent leur petit…
Madame Rosa soupirait.
– Vous savez bien pourquoi j'ai peur, docteur.
Le docteur Katz s'est fâché tout rouge.
– Taisez-vous, Madame Rosa. Vous êtes complètement inculte. Vous ne comprenez rien à ces choses et vous vous imaginez Dieu sait quoi. Ce sont des superstitions d'un autre âge. Je vous l'ai répété mille fois et je vous prie de vous taire.
Il a voulu dire encore quelque chose mais là, il m'a regardé et puis il s'est levé et m'a fait sortir. J'ai dû écouter contre la porte.
– Docteur, j'ai tellement peur qu'il soit héréditaire!
– Allons, Madame Rosa, ça suffit. D'abord, vous ne savez même pas qui était son père, avec le métier que cette pauvre femme faisait. Et de toute façon, je vous ai expliqué que ça ne veut rien dire. Il y a mille autres facteurs qui sont en jeu. Mais il est évident que c'est un enfant très sensible et qu'il a besoin d'affection.
– Je ne peux quand même pas lui lécher la figure tous les soirs, docteur. Où est-ce qu'il va chercher des idées comme ça? Et pourquoi ils n'ont pas voulu le garder à l'école?
– Parce que vous lui avez fait un extrait de naissance qui ne tenait aucun compte de son âge réel. Vous l'aimez bien, ce petit.