«Il haïssait les Anglais, naturels ennemis de la France; il haïssait la favorite, naturelle ennemie des classes laborieuses. Or, cet homme, s’il eût été un usurpateur, s’il eût été l’un de nous, s’il eût marché dans nos voies, agi dans notre but, cet homme, je l’eusse ménagé, je l’eusse maintenu au pouvoir, je l’eusse soutenu avec toutes les ressources que je puis créer pour mes protégés; car, au lieu de recrépir la royauté vermoulue, il l’eût renversée avec nous au jour convenu. Mais il était de la classe aristocratique, mais il était né avec les respects du premier rang auquel il ne voulait pas prétendre, de la monarchie à laquelle il n’osait attenter; il ménageait la royauté tout en méprisant le roi; il faisait plus, il servait de bouclier à cette royauté sur laquelle nos coups se dirigeaient. Le parlement et le peuple, pleins de respect pour cette digue vivante opposée aux envahissements de la prérogative royale, se maintenaient eux-mêmes dans une résistance modérée, assurés qu’ils étaient d’une aide puissante quand le moment serait venu.
«J’ai compris la situation. J’ai entrepris la chute de M. de Choiseul.
«Cette œuvre puissante, à laquelle depuis dix ans s’attelaient tant de haines et tant d’intérêts, je l’ai commencée et terminée en quelques mois, par des moyens qu’il est inutile de vous dire. Par un secret qui est une de mes forces, force d’autant plus grande qu’elle demeurera éternellement cachée aux yeux de tous et ne se manifestera jamais que par l’effet, j’ai renversé, chassé M. de Choiseul, et attaché à sa suite un long cortège de regrets, de désappointements, de lamentations et de colères.
«Voilà maintenant que le travail apporte ses fruits; voilà que toute la France demande Choiseul et se soulève pour le reprendre, comme les orphelins se lèvent vers le Ciel quand Dieu a pris leur père.
«Les parlements usent du seul droit qu’ils aient, l’inertie: les voilà qui cessent de fonctionner. Dans un corps bien organisé, comme doit être un État de premier ordre, la paralysie d’un organe essentiel est mortelle; or, le parlement est au corps social ce que l’estomac est au corps humain; les parlements n’opérant plus, le peuple, ces entrailles de l’État, ne travaillera et, par conséquent, ne paiera plus; et l’or, c’est-à-dire le sang, leur fera défaut.
«On voudra lutter, sans doute; mais qui luttera contre le peuple? Ce n’est point l’armée, cette fille du peuple, qui mange le pain du laboureur, qui boit le vin du vigneron. Resteront la maison du roi, les corps privilégiés, les gardes, les Suisses, les mousquetaires, cinq ou six mille hommes à peine! Que fera cette poignée de pygmées, quand le peuple se lèvera comme un géant?
– Qu’il se lève, alors, qu’il se lève! crièrent plusieurs voix.
– Oui, oui, à l’œuvre! cria Marat.
– Jeune homme, je ne vous ai pas encore consulté, dit froidement Balsamo.
«Cette sédition des masses, continua-t-il, cette révolte des faibles devenus forts par leur nombre contre le puissant isolé, des esprits moins solides, moins mûrs, moins expérimentés, la provoqueraient sur-le-champ et l’obtiendraient même avec une facilité qui m’épouvante; mais, moi, j’ai réfléchi; moi, j’ai étudié. – Moi, j’ai descendu dans le peuple même, et, sous ses habits, avec sa persévérance, avec sa grossièreté que j’empruntais, je l’ai vu de si près, que je me suis fait peuple. Je le connais donc aujourd’hui. Je ne me tromperai donc plus sur son compte. Il est fort, mais il est ignorant; il est irritable, mais il est sans rancune; en un mot, il n’est pas mûr encore pour la sédition telle que je l’entends et telle que je la veux. Il lui manque l’instruction qui lui fait voir les événements sous le double jour de l’exemple et de l’utilité; il lui manque la mémoire de sa propre expérience.
«Il ressemble à ces hardis jeunes gens que j’ai vus en Allemagne, dans les fêtes publiques, monter ardemment au sommet d’un mât de navire, que le bailli avait fait garnir d’un jambon et d’un gobelet d’argent; ils s’élançaient tout chauds de désirs et faisaient le chemin avec une rapidité surprenante; mais, arrivés au but, quand il s’agissait d’étendre un bras pour saisir le prix, la force les abandonnait, ils se laissaient choir jusqu’en bas, aux huées de la multitude.
«La première fois, cela leur arrivait comme je viens de vous le dire; la seconde fois, ils ménageaient leurs forces et leur souffle; mais, prenant plus de temps, ils échouaient par la lenteur, comme ils avaient fait par la précipitation; enfin, une troisième fois, ils prenaient un milieu entre la précipitation et la lenteur, et, cette fois, ils réussissaient. Voilà le plan que je médite. Des essais, toujours des essais qui, sans cesse, rapprochent du but, jusqu’au jour où la réussite infaillible nous permettra de l’atteindre.»
Balsamo cessa de parler, et, en cessant de parler, regarda son auditoire, dans lequel bouillonnaient toutes les passions de la jeunesse et de l’inexpérience.
– Parlez, frère, dit-il à Marat, qui s’agitait par dessus tous.