Les centaures se placèrent aux quatre coins de la nappe et la soulevèrent. Elle resta en l’air, aussi ferme qu’une table d’auberge sur ses quatre pieds.
— Extraordinaire ! Comment font-ils ? pépia Tass en mettant son nez sous la
La licorne esquissa un sourire bienveillant ; les centaures éclatèrent de rire. Ils apportèrent des rôtis qui embaumèrent les narines des compagnons, d’énormes miches de pain et des corbeilles de fruits.
Humant à plein nez le délicieux fumet, Caramon s’empressa de piquer sa fourchette dans un morceau juteux. Réalisant que chacun le regardait d’un air gêné, il s’arrêta.
Son regard tomba sur la Maîtresse de la Forêt. Rougissant, il reposa sa fourchette.
— Euh… Je… je suis désolé. Cet animal devait être un des tes amis, je veux dire, un des tes sujets.
La licorne sourit.
— Rassure-toi, guerrier. Ce daim a rendu à la vie ce qu’il lui devait en nourrissant le chasseur, fût-il homme ou loup. Ne pleurons pas sur ceux qui ont accompli leur destinée.
Tanis eut l’impression que les yeux noirs de la Maîtresse de la Forêt étaient dirigés vers Sturm, et qu’ils exprimaient une tristesse qui faisait froid dans le dos. Mais déjà le magnifique animal souriait à nouveau.
— Maîtresse, demanda-t-il timidement, comment savoir si un être a accompli sa destinée ? J’ai vu mourir des vieillards en proie à l’amertume et au désespoir. J’ai vu des enfants partir trop tôt, mais laisser derrière eux un tel amour, et une telle joie, que le chagrin de leur disparition était adouci par ce que leurs courtes vies avaient prodigué aux autres.
— Tu as répondu toi-même à la question, Tanis Demi-Elfe, et beaucoup mieux que je ne l’aurais fait. Tu l’as dit, nos vies ne se mesurent pas à ce que nous acquérons, mais à ce que nous donnons.
Le demi-elfe allait répondre quand la Maîtresse de la Forêt l’interrompit :
— Pour l’instant, oublie tes soucis. Profite de la paix qui règne sur ma forêt. Cela ne durera pas.
Tanis se demanda ce que la licorne voulait dire. Il resta coi, perdu dans ses pensées, jusqu’à ce qu’il sente une main se poser sur son épaule.
— Tu devrais manger quelque chose, dit Lunedor. La bonne chère ne fera pas disparaître tes soucis, mais on ne sait jamais…
Tanis sourit et attaqua son assiette avec appétit. Lunedor avait raison : ses soucis n’allaient pas s’envoler de sitôt.
Ses compagnons se régalaient dans la gaieté et la bonne humeur. Ils discutaient et riaient les uns avec les autres sous l’œil de la Maîtresse de la Forêt qui ne disait rien, mais ne perdait pas une miette du spectacle.
À la fin du dîner, Tass ne put s’empêcher de pousser sa chansonnette favorite, une marche, qui enchanta les centaures. Brusquement, Raistlin prit la parole. Sa voix douce et en même temps insinuante domina le brouhaha des rires et des bavardages.
— Maîtresse de la Forêt, dit le jeune mage, nous avons combattu aujourd’hui des créatures répugnantes que nous n’avions jamais vues dans le monde de Krynn. Les connais-tu ?
Ces paroles jetèrent un froid sur la fête, comme si le ciel s’était obscurci. Les compagnons échangèrent des regards soucieux.
— Ils marchent debout comme des humains, ajouta Caramon, mais ils ont des traits de reptiles et des griffes. Ils se pétrifient en passant de vie à trépas.
La Maîtresse de le Forêt le considéra d’un œil triste. Elle s’attendait apparemment à la question.
— Je connais ces créatures. Certaines sont entrées dans le Bois des Ombres avec une patrouille de gobelins de Haven, il y a une semaine de cela. Elles portaient des capuchons pour cacher leur horrible apparence. Les centaures les ont épiées, pour s’assurer qu’elles ne fassent pas de mal, avant que les spectres asservis ne se chargent de leur sort. Les centaures m’ont dit que ces créatures s’appelaient des « draconiens », et qu’elles appartenaient à l’Ordre de Draco.
— Draco…, souffla Raistlin, étonné. Mais qui sont-elles ? Et de quelle race, ou de quelle espèce sont-elles ?
— Je n’en sais rien. En tout cas, elles n’appartiennent pas au monde animal, ni aux races de Krynn.
Il fallut un certain temps pour que tout le monde comprenne. Caramon voulut oser une objection :
— Je ne…
— La Maîtresse de la Forêt veut dire qu’elles ne relèvent pas de ce monde-là, coupa Raistlin avec impatience.
— Alors duquel viennent-elles ?
— C’est justement le problème, vois-tu ! dit Raistlin, glacial. D’où elles viennent, et pourquoi elles sont là.
— Je ne peux y répondre, dit la Maîtresse de la Forêt. Mais je peux vous dire qu’avant de réduire à néant ces créatures, les spectres asservis les ont entendu parler d’armées massées dans le nord.
— J’ai vu cette armée, dit Tanis, j’ai vu ses feux de camp.
— Des armées de draconiens ? Il doit y en avoir des centaines !
— C’est impossible ! dit le chevalier.