La vie n’avait pas été clémente pour le Chevalier Solamnique. Il ne la concevait qu’à travers le codex des chevaliers, qui la réglait. «
La voix du demi-elfe le ramena à la réalité :
— Je vous rappelle que ce bâton ne nous appartient pas. Si toutefois il appartient à quelqu’un, c’est à Lunedor. Nous n’avons pas plus de droit sur lui que le Théocrate de Solace. Que décides-tu, ma dame ?
Le regard de Lunedor passa de Tanis à Rivebise.
— Tu connais mon opinion, dit celui-ci froidement, mais c’est toi la fille de chef.
Ignorant le regard suppliant de Lunedor, il sortit.
— Que veut-il dire ? interrogea Tanis.
— Il veut que nous vous quittions, et que nous allions à Haven avec le bâton. Il pense que nous risquons davantage avec vous que seuls.
— Nous sommes un risque ? explosa Flint. Pourquoi serions ici, pourquoi aurais-je été noyé – pour la seconde fois – si ce n’est pour… pour…
Il bégayait de colère.
— Cela suffit ! dit Tanis. Tass, tu connais le chemin ! Et rappelle toi, nous ne partons pas pour un pique-nique !
— D’accord, Tanis, lança le kender.
Il rassembla ses sacs et les chargea sur ses épaules. Puis il mit un genou en terre devant Lunedor, lui baisa la main et sortit. Les autres prirent leur bagage et le suivirent.
— Il va pleuvoir, grommela Flint. J’aurais dû rester à Solace.
Tanis sourit en hochant la tête. Au moins, il y avait des choses qui ne changeaient pas : les nains, par exemple.
— J’ai bien caché le bateau, dit Rivebise. Au cas où nous en ayons besoin…
— Bonne idée, répondit Tanis. Merci…
— Passe devant si tu veux, l’invita. Rivebise en faisant un geste. Je fermerai la marche et je couvrirai nos traces.
Tanis allait remercier le barbare des plaines, mais Rivebise s’était déjà retourné pour converser dans leur langue avec Lunedor. À ses paroles prononcées d’un ton doux, il rétorqua sèchement. Tanis entendit la jeune femme soupirer. Il s’éloigna et rejoignit ses compagnons.
7
L’histoire du bâton. D’étranges prêtres. De mystérieuses sensations.
Les bois de la vallée de Solace débordaient d’une luxuriante végétation. Sous la haute couronne des arbres foisonnaient ronces et chardons. Le sous-bois était envahi de volubilis et de lianes auxquels il fallait prendre garde ; ils piégeaient leurs proies en s’enroulant autour de leurs chevilles, et tous les prédateurs de la forêt se repaissaient de leur sang…
La petite troupe mit plus d’une heure à se frayer un chemin dans la broussaille pour rejoindre la route de Haven. Quand, égratignés et fourbus, les compagnons s’arrêtèrent pour se reposer, ils réalisèrent qu’un silence total pesait sur la forêt. On aurait dit que chaque créature retenait son souffle. Tapis dans les buissons, les bêtes n’osaient se risquer à découvert.
— Crois-tu que l’endroit soit sûr ? demanda Caramon.
— De toute façon, nous sommes obligés d’emprunter ce chemin, s’impatienta Tanis, à moins qu’il nous pousse des ailes, ou de revenir sur nos pas. Nous avons mis une heure pour faire quelques centaines de pas. À ce train-là, il faudra une semaine pour arriver au prochain croisement de routes.
— Allons-nous rester ensemble, ou nous séparer ? demanda Sturm.
— Nous restons ensemble, répondit Tanis. Mais il faudrait que quelqu’un parte en éclaireur.
— J’irai, Tanis, dit Tass. Personne ne se méfiera d’un kender solitaire.
Tanis hésita. La remarque de Tass était juste. Les kenders avaient la manie de sillonner Krynn à la recherche de l’aventure. Mais ce kender-là avait la mauvaise habitude d’oublier ses missions ; il se laissait détourner de son but par son insatiable curiosité.
— D’accord, mais prends bien soin de garder l’œil ouvert et ta langue dans ta poche, Tasslehoff Racle-Pieds. Ne t’écarte du chemin à aucun prix, et ne touche à rien de ce qui ne t’appartient pas !
— Sauf si tu rencontres un boulanger ! ajouta Caramon.
Dans un éclat de rire, Tass s’éloigna. Les autres attendirent quelques instants, puis se risquèrent hors des fourrés, avec le même trac qu’une troupe de théâtre face à un public hostile. Ils avaient l’impression que tout ce que Krynn comptait d’yeux était braqué sur eux.
Une fois sur la route, les bois se présentaient comme une masse impénétrable. Sturm, silencieux, marchait en tête. Tanis sentait qu’il était en proie à ses tourments. Caramon et Raistlin le suivaient.
Son bâton dans une main, le magicien tenait un livre dans l’autre. Tanis se demanda ce qu’il pouvait bien marmonner tout au long du chemin. Puis il réalisa que Raistlin répétait des formules magiques pour les savoir par cœur.