Sturm refusa toute nourriture et reprit la garde. Caramon dévora ce que contenait son assiette, vida celle de son frère, puis celle du chevalier. Il attendit, au cas où quelqu’un lui laisse encore quelque chose.
— Vas-tu manger ça ? demanda-t-il en pointant un index sur le morceau de pain de Flint.
Le nain fronça les sourcils. Tass, voyant le regard de Caramon se poser sur son assiette, enfourna son morceau de pain dans sa bouche et faillit s’étouffer.
Le demi-elfe se dirigea vers le fond de la caverne.
— Comment ça va, ce matin, Raistlin ? Nous allons bientôt lever le camp.
— Je vais beaucoup mieux, répondit le magicien d’une voix douce.
Il fit la grimace en buvant une décoction d’herbes de sa composition. Dans un insupportable tintamarre, Tass revint avec les ustensiles lavés. Flint voulut les prendre pour les empaqueter, mais Tass se déroba avec agilité.
— Un peu de sérieux, siffla le nain, sinon je te pends par les cheveux à un arbre pour que tu serves d’exemple aux autres kenders.
Les branchages de l’entrée de la grotte bruissèrent ; le visage tourmenté, Sturm entra.
— Arrêtez votre tintamarre ! cracha-t-il avec colère. On vous entend depuis la rive du lac. Ces deux-là vont ameuter tous les gobelins de Krynn. Il faut partir d’ici. Quelle direction prenons-nous ?
Un silence gêné s’installa. Chacun regarda Tanis, sauf Raistlin, qui semblait ailleurs.
— Le Théocrate de Solace est corrompu. À présent, nous le savons. Il manipule cette racaille de gobelins pour prendre le pouvoir. Si le bâton entrait en sa possession, il s’en servirait à des fins personnelles. Depuis des années, nous sommes à la recherche des vrais dieux. Il semblerait que nous en ayons trouvé un, que je ne suis pas prêt à laisser aux mains de cet imposteur de Solace. Tika croit que les Grands Questeurs de Haven sont encore à la recherche de la vérité, elle nous l’a dit. Ils pourront peut-être nous renseigner sur ce bâton, nous dire d’où il vient, et quels pouvoirs il possède. Tass, donne-moi la carte.
Le kender étala par terre le contenu de ses poches, puis lui tendit un parchemin.
— Nous sommes là, dit Tanis, sur la rive ouest de Crystalmir. Au nord et au sud, nous avons les monts Kharolis qui délimitent la vallée de Solace. À notre connaissance, il n’y a pas de col qui permette de franchir les montagnes, sauf celui de Hautes-Portes, au sud de Solace.
— Et que tiennent sûrement les gobelins, poursuivit Sturm. Il y a des cols au nord-est…
— C’est de l’autre côté du lac ! vociféra Flint, horrifié.
— Oui, de l’autre côté du lac, dit Tanis, impassible. Mais cela mène vers les plaines et je ne pense pas que vous vouliez y aller. (Il se tourna vers Lunedor et Rivebise.) La route pour Haven passe par le Pic de la Sentinelle et le Canyon de l’Ombre. Il me semble évident que c’est la meilleure.
— Et si les Questeurs de Haven sont aussi corrompus que celui de Solace ? objecta Sturm.
— Alors nous irons au sud, au Qualinesti.
— Qualinesti ? dit Rivebise. Le pays des elfes ? Pas question ! Il est interdit aux êtres humains. D’ailleurs, le chemin est secret…
Un raclement de gorge coupa court à la discussion. Tous se tournèrent vers Raistlin.
— Il y a un chemin. Les sentiers du Bois des Ombres. Ils mènent directement à Qualinesti, dit-il d’une voix moqueuse.
— Le Bois des Ombres ? répéta Caramon. Tanis, non ! Je veux bien me battre chaque jour que les dieux font, mais pas contre des morts !
— Des morts ? demanda Tass. Dis-moi, Caramon…
— La ferme, Tass ! jeta Sturm. Le Bois des Ombres, c’est de la folie pure et simple. Ceux qui y pénètrent n’en ressortent pas. Veux-tu vraiment que nous prenions ce parti, magicien ?
— Attendez ! coupa Tanis.
Tout le monde se tut. Sturm considéra le visage calme de Tanis, et ses yeux en amandes qui reflétaient la sagesse acquise au cours d’années d’errance. Le chevalier s’était longtemps demandé pourquoi il acceptait l’autorité de Tanis. Après tout, il n’était qu’un bâtard mâtiné d’elfe. Le sang qui coulait dans ses veines n’était pas noble. Il ne portait ni armure ni bouclier au blason héroïque. Pourtant Sturm le suivait, l’aimait et le respectait comme personne au monde.