Peu d'objets éveillent, comme le livre, le sentiment d'absolue propriété. Tombés entre nos mains, les livres deviennent nos esclaves - esclaves, oui, car de matière vivante, mais esclaves que nul ne songerait à affranchir, car de feuilles mortes. Comme tels, ils subissent les pires traitements, fruits des plus folles amours ou d'affreuses fureurs. Et que je te corne les pages (oh! quelle blessure, chaque fois, cette vision de la page cornée! «mais c'est pour savoir où j'en suiiiiiiiis!») et que je te pose ma tasse de café sur la couverture, ces auréoles, ces reliefs de tartines, ces taches d'huile solaire… et que je te laisse un peu partout l'empreinte de mon pouce, celui qui bourre ma pipe pendant que je lis… et cette Pléiade séchant piteusement sur le radiateur après être tombée dans ton bain («
Tout, nous faisons tout subir aux livres. Mais c'est la façon dont
Il n'y a pas si longtemps, j'ai vu de mes yeux vu une lectrice jeter un énorme roman par la fenêtre d'une voiture roulant à vive allure: c'était de l'avoir payé si cher, sur la foi de critiques si compétents, et d'en être tellement déçue. Le grand-père du romancier Tonino Benacquista, lui, est allé jusqu'à
Autre effet de la même guerre, plus tragique encore: Alberto Moravia et Eisa Morante, contraints de se réfugier pendant plusieurs mois dans une cabane de berger, n'avaient pu sauver que deux livres
Non, quelque sacré que soit le discours tressé autour des livres, il n'est pas né celui qui empêchera Pepe Carvalho, le personnage préféré de l'Espagnol Manuel Vasquez Montalban, d'allumer chaque soir un bon feu avec les pages de ses lectures favorites.
C'est le prix de l'amour, la rançon de l'intimité.
Dès qu'un livre finit entre nos mains, il est
Je ne parle là que de la façon dont nous, les particuliers, traitons les livres. Mais les professionnels ne font pas mieux. Et que je te massicote le papier au ras des mots pour que ma collection de poche soit plus rentable (texte sans marge aux lettres rabougries par l’étouffement), et que je te gonfle comme une baudruche ce tout petit roman pour donner à croire au lecteur qu'il en aura pour son argent (texte noyé, aux phrases ahuries par tant de blancheur), et que je te colle des «jaquettes» m'as-tu-vu dont les couleurs et les titres énormes gueulent jusqu'à des cent cinquante mètres: «m'as-tu lu? m'as-tu lu?» Et que je te fabrique des exemplaires «club» en papier spongieux et couverture cartonneuse affublée d'illustrations débilitantes, et que je te prétends fabriquer des éditions «de luxe» sous prétexte que j'enlumine un faux cuir d'une orgie de dorures…
Produit d'une société hyperconsommatrice, le livre est presque aussi choyé qu'un poulet gavé aux hormones et beaucoup moins qu'un missile nucléaire. Le poulet aux hormones à la croissance instantanée n'est d'ailleurs pas une comparaison gratuite si on l'applique à ces millions de bouquins «de circonstance» qui se trouvent écrits en une semaine sous prétexte que, cette semaine-là, la reine a cassé sa pipe ou le président perdu sa place.