Mais gardons-nous de flanquer ce théorème du corollaire selon lequel tout individu qui ne lit pas serait à considérer a priori comme une brute potentielle ou un crétin rédhibitoire. Faute de quoi nous ferons passer la lecture pour une
En d'autres termes,
Le devoir d'éduquer, lui, consiste au fond, en apprenant à lire aux enfants, en les initiant à la Littérature, à leur donner les moyens de juger librement s'ils éprouvent ou non le «besoin des livres». Parce que, si l'on peut parfaitement admettre qu'un particulier rejette la lecture, il est intolérable qu'il soit - ou qu'il se croie - rejeté par elle.
C'est une tristesse immense, une solitude dans la solitude, d'être exclu des livres - y compris de ceux dont on peut se passer.
2
J'ai lu
– C'est si chouette que ça?
– Formidable!
– Qu'est-ce que ça raconte?
– C'est l'histoire d'une fille qui aime un type et qui en épouse un troisième.
Mon frère a toujours eu le don des résumés. Si les éditeurs l'embauchaient pour rédiger leurs «quatrièmes de couverture» (ces pathétiques exhortations à lire qu'on colle au dos des livres), il nous épargnerait bien des baratins inutiles.
– Tu me le prêtes?
– Je te le donne.
J'étais pensionnaire, c'était un cadeau inestimable. Deux gros volumes qui me tiendraient chaud pendant tout le trimestre. De cinq ans mon aîné, mon frère n'était pas complètement idiot (il ne l'est d'ailleurs pas devenu) et savait pertinemment que
Lecture d'autant plus délicieuse qu'elle se déroula de nuit, à la lumière d'une lampe d poche, et sous mes couvertures plantées comme une tente au milieu d'un dortoir de cinquante rêveurs, ronfleurs et autres gigoteurs. La tente du pion où fusait la veilleuse était toute proche, mais quoi, en amour, c'est toujours le tout pour le tout. Je sens encore l'épaisseur et le poids de ces volumes dans mes mains. C'était la version de poche, avec la jolie bouille d'Audrey Hepburn que toisait un Mel Ferrer princier aux lourdes paupières de rapace amoureux. J'ai sauté les trois quarts du livre pour ne m'intéresser qu'au cœur de Natacha. J'ai plaint Anatole, tout de même, quand on l'a amputé de sa jambe, j'ai maudit cet abruti de prince André d'être resté debout devant ce boulet, à la bataille de Borodino… («Mais couche-toi, nom de Dieu, à plat ventre, ça va exploser, tu ne peux pas lui faire ça, elle t'aime!»)… Je me suis intéressé à l'amour et aux batailles et j'ai sauté les affaires de politique et de stratégie… Les théories de Clausewitz me passant très au-dessus de la tête, ma foi, j'ai laissé passer les théories de Clausewitz… J'ai suivi de très près les déboires conjugaux de Pierre Bézoukhov et de sa femme Hélène («pas sympa», Hélène, je ne la trouvais vraiment «pas sympa»…) et j'ai laissé Tolstoï disserter seul des problèmes agraires de l'éternelle Russie…
J'ai sauté des pages, quoi.
Et tous les enfants devraient en faire autant.
Moyennant quoi ils pourraient s'offrir très tôt presque toutes les merveilles réputées inaccessibles à leur âge.