S'ils ont envie de lire Moby Dick mais qu'ils se découragent devant les développements de Melville sur le matériel et les techniques de la chasse à la baleine, il ne faut pas qu'ils renoncent à leur lecture mais qu'ils sautent, qu'ils sautent par-dessus ces pages et poursuivent Achab sans se préoccuper du reste, comme il poursuit sa blanche raison de vivre et de mourir! S'ils veulent faire la connaissance d'Ivan, de Dimitri, d'Aliocha Karamazov et de leur incroyable père, qu'ils ouvrent et qu'ils lisent Les Frères Karamazov, c'est pour eux, même s'il leur faut sauter le testament du starets Zosime ou la légende du Grand Inquisiteur.
Un grand danger les guette s'ils ne décident pas par eux-mêmes de ce qui est à leur portée en sautant les pages de leur choix: d'autres le feront à leur place. Ils s'armeront des gros ciseaux de l'imbécillité et tailleront tout ce qu'ils jugent trop «difficile» pour eux. Ça donne des résultats effroyables. Moby Dick ou Les Misérables réduits à des résumés de 150 pages, mutilés, bousillés, rabougris, momifiés, réécrits pour eux dans une langue famélique qu'on suppose être la leur! Un peu comme si je me mêlais de redessiner Guernica sous prétexte que Picasso y aurait flanqué trop de traits pour un œil de douze ou treize ans.
Et puis, même devenus «grands», et même si nous répugnons à l'avouer, il nous arrive encore de «sauter des pages», pour des raisons qui ne regardent que nous et le livre que nous lisons. Il nous arrive aussi de nous l'interdire absolument, de tout lire jusqu'au dernier mot, jugeant qu'ici l'auteur fait dans la longueur, qu'il se joue là un petit air de flûte passablement gratuit, qu'à tel endroit il donne dans la répétition et à tel autre dans l'idiotie. Quoi que nous en disions, cet ennui têtu que nous nous imposons alors n'est pas de l'ordre du devoir, il est une catégorie de notre plaisir de lecteur.
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Le droit de ne pas finir un livre
Il y a trente-six mille raisons d'abandonner un roman avant la fin: le sentiment du déjà lu, une histoire qui ne nous retient pas, notre désapprobation totale des thèses de l'auteur, un style qui nous hérisse le poil, ou au contraire une absence d'écriture que ne vient compenser aucune raison d'aller plus loin… Inutile d'énumérer les 35995 autres, parmi lesquelles il faut pourtant ranger la carie dentaire, les persécutions de notre chef de service ou un séisme du cœur qui pétrifie notre tête.
Le livre nous tombe des mains?
Qu'il tombe.
Après tout, n'est pas Montesquieu qui veut, pour pouvoir s'offrir sur commande la consolation d'une heure de lecture.
Toutefois, parmi nos raisons d'abandonner une lecture, il en est une qui mérite qu'on s'y arrête un peu: le sentiment vague d'une défaite. J'ai ouvert, j'ai lu, et je me suis bientôt senti submergé par quelque chose que je sentais plus fort que moi. J'ai rassemblé mes neurones, je me suis bagarré avec le texte, mais rien à faire, j'ai beau avoir le sentiment que ce qui est écrit là mérite d'être lu, je n'y pige rien - ou si peu que pas - j'y sens une «étrangeté» qui ne m'offre pas de prise. Je laisse tomber.
Ou plutôt, je laisse de côté. Je range ça dans ma bibliothèque avec le projet vague d'y revenir un jour. Le Pétersbourg d'Andreï Bielyï, Joyce et son Ulysse, Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry, m'ont attendu quelques années. Il en est d'autres qui m'attendent encore, dont certains que je ne rattraperai probablement jamais. Ce n'est pas un drame, c'est comme ça. La notion de «maturité» est chose étrange en matière de lecture. Jusqu'à un certain âge, nous n'avons pas l'âge de certaines lectures, soit. Mais, contrairement aux bonnes bouteilles, les bons livres ne vieillissent pas. Ils nous attendent sur nos rayons et c'est nous qui vieillissons. Quand nous nous croyons suffisamment «mûrs» pour les lire, nous nous y attaquons une nouvelle fois. Alors, de deux choses l'une: ou la rencontre a lieu, ou c'est un nouveau fiasco. Peut-être essaierons-nous encore, peut-être pas. Mais ce n'est certes pas la faute de Thomas Mann si je n'ai pu, jusqu'à présent, atteindre le sommet de sa Montagne magique.
Le grand roman qui nous résiste n'est pas nécessairement plus difficile qu'un autre… il y a là, entre lui - tout grand qu'il soit - et nous - tout apte à le «comprendre» que nous nous estimions - une réaction chimique qui n'opère pas. Un jour nous sympathisons avec l'œuvre de Borges qui jusque-là nous tenait à distance, mais nous demeurons toute notre vie étranger à celle de de Musil…
Alors, nous avons le choix: ou penser que c'est notre faute, qu'il nous manque une case, que nous abritons une part de sottise irréductible, ou fouiner du côté de la notion très controversée de goût et chercher à dresser la carte des nôtres.