Qu'y a-t-il, ma fille ? Tu viens voir un souffrant, plus malade et plus accablée que lui ?... Ta faiblesse requiert des soins... Tes yeux sont profonds et tristes, tes joues sont pâles !...
À cet instant, percevant que son grand-père désirait s'adresser en privé à sa mère, Célia s'est éloignée et s'est approchée de Marcia qui lui confia ses appréhensions sur l'état de santé du vieillard.
Alba Lucinie, s'asseyant au bord du lit, a embrassé la dextre du vieil homme avec amour et tendresse.
Elle voulut s'excuser de l'impression qu'elle causait, prétextant une mauvaise migraine ou alléguant une toute autre banalité qui pourrait justifier son état de faiblesse, mais une singulière tristesse s'est emparée d'elle. En plus de ses peines, quelque chose dans son cœur lui disait que son vieux beau-père, aimé comme un père, était en train de partir pour les brumes de la tombe. À cette éventualité, ses yeux le dévisageaient avec la tendresse miséricordieuse de son cœur féminin. En vain, elle chercha une excuse en son for intérieur pour ne pas le déranger avec ses réalités désolantes mais le regard étrange et fulgurant de Cneius Lucius semblait scruter la vérité en elle-même.
Tais-toi, ma fille ?... - a-t-il murmuré, après avoir attendu quelques minutes la réponse à ses douces interpellations. - Quelqu'un a blessé ton cœur généreux et aimant ? Ton silence me laisse entrevoir une douleur morale très grande...
Sentant qu'il discernait exactement son état d'âme, Alba Lucinie laissa couler une larme signalant combien son cœur était lacéré.
Mon père - ne vous inquiétez pas pour moi et ne vous effrayez pas de mon émotion ! Je me sens prisonnière des pensées les plus étranges et les plus torturantes... L'absence d'Helvidius, les problèmes du foyer et maintenant votre état si fragile, forment un tout qui suscite en moi des pensées amères et indéfinissables !... Mais les dieux auront pitié de notre situation, ils protégeront Helvidius et vous rendront votre précieuse santé !...
Oui, ma fille, mais il n'y a pas que cela qui t'afflige - répliqua Cneius Lucius de son regard calme et pénétrant -, d'autres peines contrarient ton cœur !... Depuis quelque temps déjà, je réfléchis à la vie contrastée que tu avais en province, et à celle que tu as ici, dans le gouffre de nos conventions sociales... De toute évidence, ton esprit sensible doit être blessé par les épines des sentiers rugueux de notre époque de décadence et de fâcheux contrastes !...
Et comme si son analyse la sondait plus avant encore, il a ajouté :
J'ai l'impression aussi que certaines personnes de notre entourage social ont profondément déchiré ton cœur... N'est-ce pas la vérité ?...
Fixant ses yeux calmes et lumineux dont la réponse n'admettait pas de subterfuges, la femme d'Helvidius a répliqué avec un soupir d'angoisse :
Oui, mon père, vous ne vous trompez pas ; néanmoins, j'espère que vous avez confiance en moi car dans le cadre de la grandeur de nos codes familiaux je saurai remplir mes devoirs de femme et de mère, en toutes circonstances.
Le vénérable patricien a longuement réfléchi comme s'il cherchait au fond une solution pour
consoler sa belle-fille qu'il avait toujours considérée comme sa propre fille digne et attentionnée.
Puis, comme s'il avait perçu les voix silencieuses de son cœur, il a ajouté :
As-tu déjà entendu dire que nous avons plusieurs vies sur terre ?
Comment, mon père ? Je ne comprends pas.
Oui, certains philosophes très anciens ont laissé au monde ces vérités réconfortantes. Dans ma jeunesse, dans le cadre de mes études, je les ai combattues, fidèle à nos traditions les plus respectables ; toutefois, la vieillesse et la maladie possèdent aussi de grandes vertus !... Les expériences humaines m'ont enseigné que nous avons besoin de plusieurs existences pour apprendre et nous purifier... Maintenant que je me trouve au seuil de la tombe, les plus profondes méditations me visitent l'esprit. La question des vies successives s'est éclairée avec toute la beauté de ses fabuleuses conséquences. La vieillesse me fait sentir que l'esprit ne se modifie pas seulement avec les leçons ou avec les luttes d'un siècle, et la maladie m'a fait reconnaître en ce corps un humble habit qui se défait avec le temps. Nous vivrons dans l'au- delà avec nos impressions les plus fortes et les plus sincères, et nous reviendrons sur terre pour continuer les mêmes expériences nécessaires à notre évolution spirituelle.
Percevant que sa belle-fille très surprise écoutait ses propos philosophiques, le vénérable ancien a souligné :
Ces considérations, ma fille, me viennent de l'intérieur pour t'éclairer car malgré la décrépitude porteuse de la mort, mon esprit est vivant, plein d'entrain et d'espoir. Sans la certitude de l'immortalité, la vie terrestre serait une comédie stupide et pénible. Mais je sais qu'au delà de la tombe, une autre vie fleurit et que de nouvelles possibilités illumineront notre être.