Derrière ce feu, érigée sur une sorte d'autel taillé dans le roc, il y avait une grossière statue de bois qui avait le corps d'un homme et la tête d'un bouc entre les cornes duquel brûlaient trois chandelles de cire noire. Une douzaine d'hommes et de femmes, de tous âges, vêtus comme des paysans, étaient assis à terre en demi-cercle de chaque côté de la statue. Ils étaient rigoureusement immobiles et Sara les eût pris pour des statues si un chant monotone aux paroles à peine distinctes n'avait jailli de leurs lèvres. Seul, un grand vieillard à cheveux blancs aussi longs que ceux d'une femme était debout devant la grimaçante idole. Les mains au fond des manches de la longue robe noire, peinte de signes cabalistiques rouges, qui l'habillait du cou aux talons, il se penchait vers Pâquerette. La jeune fille avait rejeté le capuchon de sa mante sombre. Elle se tenait à genoux devant le vieillard, tête nue. Elle lui parlait et il lui répondait, mais Sara était trop loin pour entendre ce qu'ils disaient. La bohémienne avait compris qu'elle se trouvait là en face de l'assemblée des sorciers de Mâlain, dans le temple secret où ils célébraient le culte de Satan, leur maître...
Sara vit soudain Pâquerette tendre quelque chose de brillant à son interlocuteur : une mèche de cheveux dorés, et réalisa que c'étaient là des cheveux de Catherine. La sorcière avait dû les couper tout à l'heure, au moment où Sara s'était éveillée et avait senti une présence. Le vieil homme partagea la mèche en deux, en fit disparaître la moitié sous sa robe et fit brûler l'autre moitié, conservant les cendres soigneusement. Pâquerette toujours à genoux lui tendit alors une poule noire qui expliqua à Sara sa visite au poulailler. Le sorcier posa la poule sur l'autel, lui trancha la tête d'un coup de couteau. Un jet de sang jaillit et le sacrificateur en recueillit dans un bol de bois. Il en mêla une partie aux cendres des cheveux, en forma une sorte de pâte à laquelle il ajouta un peu de farine puis, se tournant vers le bouc, il éleva jusqu'à sa bouche grimaçante l'espèce de galette ainsi formée. Pâquerette s'était prosternée, face contre terre, tandis qu'à la ronde les sorciers chantaient plus fort, se balançant en cadence sur leurs hanches.
Sara fut obligée de se secouer pour échapper à l'envoûtement maléfique de la scène. Elle comprenait que Pâquerette, doutant sans doute de ses propres sortilèges, était venue demander, contre l'ennemie qu'elle s'était découverte, le secours de quelqu'un de plus fort qu'elle.
Ses invocations terminées, le vieillard revint à Pâquerette, la releva et marqua son visage, en croix, avec le sang de la poule noire. Se penchant davantage, il l'embrassa sur la bouche puis, tirant de sa robe un sachet qui devait contenir une poudre, il le lui tendit en murmurant quelque chose à son oreille, avant de se détourner d'elle en désignant la sortie du doigt.
Le geste alerta Sara. Pâquerette allait partir. Il fallait fuir avant d'être découverte ! A toutes jambes, courant presque, sans prendre garde aux angles vifs où elle se heurtait dans sa précipitation, Sara regagna la sortie.
L'air vif du dehors lui fit du bien. Elle eut l'impression de remonter des enfers. Son instinct de fille des champs et des bois lui fit retrouver le sentier avec la sûreté d'un chien de chasse sur la trace du gibier, talonnée qu'elle était par le désir d'être rentrée bien avant Pâquerette. Elle atteignit enfin la lisière du bois, puis la maison. Aucun bruit ne s'y faisait entendre. Catherine dormait toujours paisiblement. Sara arracha ses vêtements plutôt qu'elle ne les ôta, se glissa sous les couvertures. Le froid de ce corps qui arrivait contre elle réveilla légèrement Catherine. Elle murmura quelques mots indistincts, se tourna de l'autre côté et se rendormit. Quelques secondes plus tard, Pâquerette rentrait à son tour. Bien réveillée, cette fois, les yeux grands ouverts dans le noir, Sara entendit craquer l'échelle au moyen de laquelle la sorcière grimpait dans sa soupente. Un moment plus tard, il n'y eut plus aucun bruit dans la maisonnette. Mais Sara ne parvint pas à se rendormir. Ce qu'elle avait vu l'avait confirmée dans l'idée que Pâquerette, jalouse de Catherine, ferait tout au monde pour lui nuire. Elle ne croyait guère aux enchantements de ces sorciers de campagne et ne s'inquiétait pas des effets qu'ils pouvaient avoir sur Catherine. Il suffirait de veiller au grain ! Mais le sachet remis par le vieillard l'inquiétait. Elle craignait que ce ne fût un poison.