— Quelle commission ? demanda hardiment Sara dont la méfiance s'était éveillée.
L'homme eut un geste évasif.
— Rien d'important ! Elle comprendra. Le bonsoir à toutes deux...
— Le bonsoir !
Lorsque Pâquerette rentra, Sara imperturbable lui transmit les paroles du visiteur. Elle constata que, malgré son empire sur elle-même, la fille rougissait. Les soupçons qu'elle traînait avec elle depuis la réunion des sorciers se confirmèrent. Elle se souvenait du geste du bonhomme, enfouissant sous sa longue robe noire une partie des cheveux blonds que Pâquerette lui avait remis. Dans quel but ce geste ? Un acte secret de sorcellerie, une nouvelle incantation ? Sara n'y croyait guère. Gervais, comme d'ailleurs Pâquerette elle-même, devaient se fier, en fait de maléfice, à l'immonde galette placée dans la bouche de l'idole. Les cheveux, très certainement, avaient une autre destination. Mais laquelle ? Irritée de ne pas trouver de réponse plausible à cette question, Sara ne ferma pas l'œil de la nuit. Vers le matin, pourtant, elle s'endormit d'un lourd sommeil qui la fit plonger au fond d'un puits insondable où ne parvenaient ni les bruits ni la lumière. Cette perte de connaissance ne dura pas longtemps, mais assez tout de même pour qu'il fît grand jour quand elle ouvrit les yeux. Catherine, déjà levée, épluchait les choux pour la soupe. Pâquerette était invisible.
— Où est-elle ? demanda Sara de but en blanc.
— Qui ? Pâquerette ? Elle est sortie il y a un moment. Elle n'a pas dit où elle allait. Je l'ai vue se diriger vers le bout du village.
Sara l'intriguait. Elle n'avait pas l'air à son aise. Catherine la trouvait nerveuse, agitée. Elle la vit se lever, s'habiller tout de travers, en pensant visiblement à autre chose, puis coller son nez aux carreaux en refusant du geste la tasse de lait que Catherine lui offrait.
— Enfin, qu'est-ce que tu as ? s'impatienta la jeune femme. Tu ne tiens pas en place. On dirait que tu as peur de quelque chose.
Sara ne répondit pas. Elle inspectait le ciel, dégagé à demi. Des nuages y couraient mais ils étaient moins sombres que ces jours derniers ; quelques-uns même portaient encore la trace rose de l'aurore. Il ne pleuvait plus, mais de grandes flaques d'eau émaillaient la campagne, reflétant les teintes incertaines du jour. Mue par une impulsion qu'elle eût été bien incapable d'expliquer, Sara s'enveloppa dans sa grande cape noire, saisit la claie sur laquelle on avait disposé, la veille, les pains prêts à cuire.
— Je vais au four banal, expliqua-t-elle à Catherine. Pâquerette aurait dû y aller ; je ne comprends pas qu'elle n'ait pas emporté les miches puisqu'elle se rendait au village !
Avant que Catherine ait pu lui demander une explication, Sara avait franchi la porte et s'éloignait à grands pas dans le chemin détrempé. Le four banal se trouvait au milieu du village, entre l'église croulante et la vieille croix de pierre aux marches verdies. De là, on pouvait voir le chemin qui passait sous la butte du château et rejoignait la route de l'ouest, creusée le long du lit de l'Ouche. Quelques femmes attendaient déjà leur tour, les corbillons sous le bras, emmitouflées sous leurs mantes et leurs coiffes, parlant peu à cause du vent encore aigre. Elles se tassaient contre le mur du four comme de noirs oiseaux frileux. Mais Sara ne les regardait pas. Ses yeux perçants lui avaient permis de voir, arrêtée à l'entrée du chemin qui montait au château, une robe bleue et une coiffe blanche qu'elle croyait bien reconnaître. Que faisait Pâquerette, assise sur la vieille borne romaine ? Elle avait l'air d'attendre.
Mais quoi ?
Brusquement, Sara poussa une exclamation étouffée. Une troupe de cavaliers venait d'apparaître à l'épaulement du chemin. Ils étaient une vingtaine, portant des justaucorps de cuir couverts de plaques de métal qui luisaient faiblement sous la lumière pauvre. En tête chevauchait une silhouette noire qui fit battre le cœur de la bohémienne sur un rythme accéléré. Cet homme, tout de noir vêtu, si grand, si maigre !... Sara hésitait encore mais, quand elle vit que le cavalier s'arrêtait pour parler à Pâquerette, que celle-ci faisait un geste en direction de sa maison, qu'elle paraissait donner des explications, Sara n'hésita plus. L'homme noir, c'était Garin...
Garin que la maudite sorcière avait dû faire prévenir ! Le sang de Sara ne fit qu'un tour. Malgré la bonne envie qu'elle avait de foncer sur Pâquerette pour lui administrer la raclée méritée par si noire trahison, la bohémienne ne perdit pas une seconde, s'en remettant à Landry de punir plus tard la mauvaise hôtesse. Posant la claie et les pains sur la margelle du puits voisin, elle fit demi-tour et prit sa course vers la mai son, laissant voler derrière elle les grandes ailes noires de sa cape.
Chez Pâquerette, Catherine s'apprêtait à écumer la soupe quand elle vit Sara entrer en trombe et nota sa pâleur.
— Que se passe-t-il donc encore ?