Au rez-de-chaussée d’un immeuble à demi détruit, fortifié par des gravats et les éboulis des étages supérieurs, au milieu de roquettes antichars et de deux mitrailleuses calibre 30, les quatre combattants du Fatah fument des joints, torse nu. La fumée donne soif. L’odeur du haschisch adoucit un peu celle de la sueur. De temps en temps l’un d’eux observe la rue par une ouverture dans un mur. Intissar s’assoit par terre. Habib fait mine de lui passer le joint, elle refuse de la tête.
— On attend. Personne ne sait ce qui va se passer.
— Comment… Comment est-il… ?
Habib est un géant d’une grande douceur, avec un visage enfantin.
— Hier soir. Un peu plus loin, là, devant. Avec Ahmad. En reconnaissance juste avant l’aube. Ahmad est à l’hôpital, légèrement blessé. Il nous a dit qu’il a vu Marwan tomber, touché par plusieurs balles de mitrailleuse dans le dos. Il n’a pas pu le ramener.
La possibilité que Marwan soit toujours en vie lui fait déraper le cœur.
— Mais alors comment en être sûr ?
— Tu sais ce que c’est, Intissar. Il est mort, c’est certain.
— On peut peut-être appeler le Croissant-Rouge, qu’ils aillent le chercher ?
— Ils ne viendront pas jusqu’ici, Intissar, pas tout de suite du moins. Ils attendront d’être sûrs, d’avoir l’autorisation des Israéliens. Rien à faire.
Habib souffle sa fumée, l’air triste mais convaincu. Elle sait qu’il a raison. Maintenant le front est calme. Défait. Elle imagine le corps de Marwan se décomposer au soleil entre les lignes. Une larme brûlante coule de son œil gauche. Elle va s’asseoir un peu à l’écart, dos au mur. Ici l’odeur d’urine a remplacé celle du haschisch. Les camarades la laissent à sa douleur. Le silence est terrifiant. Pas un avion, pas une explosion, pas un moteur de char, pas une parole. Le soleil écrasant de la mi-journée. Marwan à une centaine de mètres. Peut-être les Israéliens l’ont-ils ramassé. Personne n’aime avoir des corps qui se décomposent dans son camp. Ahmad. Il fallait qu’il soit tombé en compagnie d’Ahmad le lâche. Fourbe, sournois, vicieux. Il a peut-être menti pour se couvrir. Peut-être s’est-il tiré lui-même une balle dans le pied. Peut-être a-t-il abattu Marwan. Elle arme machinalement sa kalachnikov, tous les combattants se retournent, surpris. Le claquement métallique de la culasse a résonné comme un couteau sur le béton. Elle souhaite que les combats reprennent immédiatement. Elle a envie de tirer. De se battre. De venger Marwan étendu là-bas. En ce moment Arafat et les autres négocient leur départ avec les émissaires américains. Pour aller où ? Dix mille fedayins. Combien de civils ? Cinq cent mille peut-être. Aller à Chypre ? à Alger ? Pour combattre qui ? Et qui va protéger ceux qui resteront ? Les Libanais ? Ce silence est insupportable, peut-être autant que la chaleur.
Habib et les autres se sont mis à jouer aux cartes, sans grand entrain. Le poids de la défaite.
La plupart des combattants sont des nomades. Quelques-uns sont des rescapés de Jordanie, installés à Beyrouth à la fin 1970 ; d’autres ont participé aux opérations dans le Sud ; d’autres enfin ont rejoint les rangs de l’OLP après 1975. Tous nomades, qu’ils soient enfants des camps, réfugiés de 1948 ou de 1967, que la guerre a surpris loin de chez eux et qui n’ont jamais pu y retourner. Abou Nasser a franchi à pied la frontière libanaise. Il n’est jamais rentré en Galilée. Marwan non plus. Intissar est née au Liban, en 1951 ; ses parents originaires de Haïfa étaient déjà installés à Beyrouth avant la création d’Israël. Souvent, en observant les vieilles voies de chemin de fer à Mar Mikhaïl, elle pense qu’autrefois les trains descendaient doucement la côte jusqu’à la Palestine, en passant par Saïda, Tyr et Acre ; aujourd’hui l’espace s’est tellement réduit autour d’elle qu’il lui est même impossible d’aller à Forn el-Chebbak ou à Jounieh. Les seuls qui peuvent parcourir la région sans difficultés, ce sont les avions israéliens. Même la mer nous est interdite. La marine israélienne patrouille et tire des missiles. Habib et les