Читаем Zone полностью

La défaite est d’autant plus évidente que personne ne veut la reconnaître. Le possible exil est annoncé comme une victoire. Les Palestiniens ont glorieusement résisté à l’armée israélienne. La résistance se poursuit. Le glorieux combat pour la libération de la Palestine se poursuit. Dans la puanteur éparpillée par les bombardements, Intissar se demande si la Palestine existe réellement. S’il existe autre chose (un sol, une patrie) que les Palestiniens, qui sèment leurs morts dans tout le Moyen-Orient comme du blé. Il y a des tombes palestiniennes partout dans le monde, à présent. Et Marwan étendu mort quelque part. Intissar ferme les yeux pour retenir une larme de rage impuissante. Elle revoit malgré elle le plus horrible cadavre du siège — à Khaldé, un combattant écrasé par un char sur la route, aussi facilement qu’un rat ou un oiseau. Sa tête sans visage était une flaque plate de cheveux rougis. Les secouristes du Croissant-Rouge avaient dû le décoller en raclant l’asphalte à la pelle. Autour du corps, une mare circulaire de viscères et de sang, comme si on avait marché sur une tomate. Les Palestiniens s’accrochent à la terre.

Elle continue à jouer machinalement avec le fusil. Marwan est mort. Quand elle a demandé à Abou Nasser comment il était mort, il n’a pas su lui répondre. Il a dit : Je n’y étais pas, Intissar. Abou Nasser a quatre fils. Il est né à Jérusalem. Il a une belle barbe un peu grise et habite un grand appartement à Rawché.

Elle aimerait savoir comment il est tombé. Ya Intissar, ya Intissar, istashhad Marwan. C’est tout ce qu’elle sait. Elle entend les bombardements, c’est une musique habituelle, un battement de tambour ou de cœur. Les avions déchirent le ciel. Elle souhaite à Marwan une belle mort. Sans agonie, sans angoisse, une envolée rapide, une disparition dans la mer ou dans le soleil. Elle revoit les mains de Marwan, le sourire de Marwan, sent l’absence de la bouche de Marwan, de sa poitrine.

Elle sort pour se rendre à la permanence. Des combattants courent, crient, s’appellent, la bataille fait encore rage, apprend-elle. A l’entrée sud de la ville. Dans la montagne. Partout. Les Israéliens font des déclarations à la radio, à la télévision. Dans le Sud les chiites les ont accueillis en libérateurs. Des villages fatigués de supporter les combattants palestiniens. Fatigués d’être pauvres, bombardés et méprisés. Des lâches. Des traîtres. Abou Nasser hésite à envoyer Intissar sur le front. Elle insiste. Je veux savoir ce qui est arrivé à Marwan, dit-elle. Est-ce que… Est-ce qu’on a ramené son corps ? Abou Nasser n’en sait rien. Il a des sanglots dans la voix. Tout va mal, ma petite, tout va mal. Cherche Habib Barghouti et les autres, ils étaient avec lui hier. Fais attention à toi. Je viendrai tout à l’heure.

Sans Marwan elle n’aurait jamais pris les armes. La défaite aurait un autre goût. Elle serait en train de chercher désespérément de l’eau au milieu des ruines. Ou morte chez elle à Borj Barajné, dans une chaleur insupportable, dans le vent brûlant des bombes. Combien de temps maintenant ? Bientôt il ne restera plus rien de la ville. La mer, et c’est tout. La mer indestructible.

Elle avise une Jeep de camarades qui partent vers le front. Le front. C’est un drôle de mot. On se défend. On est assiégé. Finalement être le plus près possible des chars israéliens est une position enviable, on ne risque pas une bombe au napalm, ou un obus au phosphore. Vers le sud de la ville les rues sont jonchées de débris, de voitures carbonisées, la chaleur des explosions a dessiné des vagues dans l’asphalte, comme un tapis noir, ondulé. Les civils se cachent. A l’est les Israéliens sont au musée où on se bat depuis des semaines, croit-elle. Ou peut-être seulement quelques jours. Du côté de l’aéroport aussi. Hier elle a bu une demi-bouteille d’eau dans toute la journée. Le pain est rationné. L’odeur des boîtes de thon ou de sardines lui donne des haut-le-cœur rien que d’y penser.

Le seul Israélien qu’elle ait vu jamais est le cadavre d’un soldat, tombé dans une escarmouche. Brun, jeune, peu de choses le distinguaient des combattants palestiniens, une fois mort. Une fois mort, seulement. De l’autre côté ils ont à boire, à manger, des armes, des munitions, des chars, des avions. Ici il n’y a plus qu’une ville coincée entre le ciel et la mer, sèche et brûlante. Ils ont déjà la Palestine. Beyrouth est la dernière étoile du ciel de Palestine, qui vacille. Qui va s’éteindre, devenir un météore et s’abîmer dans la Méditerranée.

*

— Intissar ? Marwan est…

— Je sais. Abou Nasser me l’a dit.

Перейти на страницу:

Все книги серии Domaine français

Zone
Zone

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSPar une nuit décisive, un voyageur lourd de secrets prend le train de Milan pour Rome, muni d'un précieux viatique qu'il doit vendre le lendemain à un représentant du Vatican pour ensuite — si tout va bien — changer de vie. Quinze années d'activité comme agent de renseignements dans sa Zone (d'abord l'Algérie puis, progressivement, tout le Proche-Orient) ont livré à Francis Servain Mirkovic les noms et la mémoire de tous les acteurs de l'ombre (agitateurs et terroristes, marchands d'armes et trafiquants, commanditaires ou intermédiaires, cerveaux et exécutants, criminels de guerre en fuite…). Mais lui-même a accompli sa part de carnage lorsque la guerre en Croatie et en Bosnie l'a jeté dans le cycle enivrant de la violence.Trajet, réminiscences, aiguillages, aller-retour dans les arcanes de la colère des dieux. Zeus, Athéna aux yeux pers et Arès le furieux guident les souvenirs du passager de la nuit. Le train démarre et, avec lui, commence une immense phrase itérative, circulatoire et archéologique, qui explore l'espace-temps pour exhumer les tesselles de toutes les guerres méditerranéennes. Car peu à peu prend forme une fresque homérique où se mêlent bourreaux et victimes, héros et anonymes, peuples déportés ou génocidés, mercenaires et témoins, peintres et littérateurs, évangélistes et martyrs… Et aussi les Parques de sa vie intérieure : Intissar l'imaginaire, la paisible Marianne, la trop perspicace Stéphanie, la silencieuse Sashka…S'il fallait d'une image représenter la violence de tout un siècle, sans doute faudrait-il choisir un convoi, un transport d'armes, de troupes, d'hommes acheminés vers une œuvre de mort. Cinquante ans après La Modification de Michel Butor, le nouveau roman de Mathias Enard compose un palimpseste ferroviaire en vingt-quatre "chants" conduits d'un seul souffle et magistralement orchestrés, comme une Iliade de notre temps.Né en 1972, Mathias Enard a étudié le persan et l'arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Il vit à Barcelone. Il a publié deux romans chez Actes Sud : La Perfection du tir (2003) — Prix des cinq continents de la francophonie, 2004 — qui paraît en Babel, et Remonter l'Orénoque (2005). Ainsi que, chez Verticales, Bréviaire des artificiers (2007).

Матиас Энар

Современная русская и зарубежная проза
Rue des Voleurs
Rue des Voleurs

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSC'est un jeune Marocain de Tanger, un garçon sans histoire, un musulman passable, juste trop avide de liberté et d'épanouissement, dans une société peu libertaire. Au lycée, il a appris quelques bribes d'espagnol, assez de français pour se gaver de Série Noire. Il attend l'âge adulte en lorgnant les seins de sa cousine Meryem. C'est avec elle qu'il va "fauter", une fois et une seule. On les surprend : les coups pleuvent, le voici à la rue, sans foi ni loi.Commence alors une dérive qui l'amènera à servir les textes — et les morts — de manières inattendues, à confronter ses cauchemars au réel, à tutoyer l'amour et les projets d'exil.Dans Rue des Voleurs, roman à vif et sur le vif, l'auteur de Zone retrouve son territoire hypersensible à l'heure du Printemps arabe et des révoltes indignées. Tandis que la Méditerranée s'embrase, l'Europe vacille. Il faut toute la jeunesse, toute la naïveté, toute l'énergie du jeune Tangérois pour traverser sans rebrousser chemin le champ de bataille. Parcours d'un combattant sans cause, Rue des Voleurs est porté par le rêve d'improbables apaisements, dans un avenir d'avance confisqué, qu'éclairent pourtant la compagnie des livres, l'amour de l'écrit et l'affirmation d'un humanisme arabe.Mathias Énard est l'auteur de quatre romans chez Actes Sud : La Perfection du tir (2003, prix des Cinq Continents de la francophonie), Remonter l'Orénoque (2005 ; adapté au cinéma en 2012 par Marion Laine sous le titre À cœur ouvert avec Juliette Binoche et Edgar Ramirez), Zone (2008, prix Décembre 2008 ; prix du Livre Inter 2009) et Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants (2010, prix Goncourt des lycéens 2010).

Матиас Энар

Современная русская и зарубежная проза

Похожие книги