Pas forcément pour espionner. Incorporés dans les surfaces structurelles, tous ces yeux et ces oreilles nanométriques alimentaient le Réseau en données qui permettaient à celui-ci de repérer les anomalies et de donner l’alerte en cas de crise sanitaire, de panne technique, d’incendie ou même de dispute violente. J’imaginais toutefois qu’on avait fait une exception dans notre cas. À l’époque où j’étais Treya, on m’avait appris que, dans les relations avec un Enlevé comme Turk Findley, aucun mot ni aucun geste n’était trop banal pour qu’on n’y recherche pas des indices sur les Hypothétiques ou l’état d’existence qu’avaient connu les Enlevés parmi eux. Si bien que nous étions presque certainement sous écoute, et pas seulement par des machines. Je ne pouvais rien me permettre de dire que je voulais cacher aux administrateurs. Ce qui excluait une grande partie de tout ce que j’avais
(Et même si les administrateurs n’écoutaient pas, le Coryphée le faisait sûrement, lui. J’avais beaucoup pensé au Coryphée… mais je ne voulais pas qu’il le sache.)
Je voulais aussi que Turk connaisse un minimum la géographie de Centre-Vox et sa manière de fonctionner, car une telle connaissance pourrait être utile par la suite. J’ai donc essayé pendant quelques jours de me comporter comme une liaison accommodante et convenable, de faire ce pour quoi on avait formé Treya même si je n’étais plus et ne voulais pas être Treya.
J’ai montré à Turk la salle des livres un peu plus loin dans le couloir. Préparée des années à l’avance comme moyen d’éduquer les Enlevés, cette salle méritait son nom, avec ses nombreux rayonnages de livres. Des
Il n’y en avait pas d’autres de ce genre dans tout Vox et on les avait imprimés à l’usage des Enlevés. Il s’agissait surtout d’ouvrages d’histoire, produits par des savants puis traduits en anglais de tous les jours et en cinq autres langues anciennes, des textes plutôt fiables, pour ce que j’en savais. Cela a intéressé Turk, mais comme les dizaines de volumes l’intimidaient, je l’ai aidé à en choisir quelques-uns :
« Vraiment ? Qu’est-ce que c’est, alors, que, euh… des “démocraties corticales et limbiques” ? »
Des moyens d’implémenter une gouvernance de consensus, lui ai-je expliqué. L’augmentation neurale et les Réseaux communautaires avaient rendu possibles différents types de prises de décision. Dans les Mondes du Milieu, la plupart des communautés étaient des démocraties « corticales », ainsi appelées parce qu’elles s’interfaçaient avec des zones cérébrales regroupées dans le néocortex. Elles parvenaient à des décisions politiques par un raisonnement collectif à base de noms et de médiateurs logiques. (Ces mots ont fait tiquer Turk, mais il a eu l’amabilité de me laisser poursuivre.) Les démocraties « limbiques » comme Vox ne fonctionnaient pas de la même manière : leurs Réseaux modulaient des zones plus primitives du cerveau afin de créer un consensus émotionnel et intuitif (par opposition à purement rationnel). « Pour le dire crûment, dans les démocraties corticales, les citoyens raisonnent ensemble ; dans les démocraties limbiques, ils
— Je ne suis pas sûr de comprendre. Pourquoi cette distinction ? Pourquoi pas une démocratie cortico-limbique ? Histoire de gagner sur les deux tableaux ? »
De telles expériences avaient été tentées. Treya les avait étudiées à l’école. Les quelques démocraties cortico-limbiques ayant existé avaient assez bien fonctionné pendant un temps, et certaines avaient semblé d’une sérénité idyllique. Elles avaient toutefois fini par se révéler instables : elles sombraient presque toujours dans des boucles catatoniques modérées par le Réseau, dans une espèce de suicide collectif par bienheureuse indifférence.
Non que les démocraties limbiques s’en soient beaucoup mieux sorties, mais je ne l’ai pas dit à un endroit où les murs auraient pu m’entendre. Les démocraties limbiques avaient leurs propres défauts. Elles étaient sujettes à la folie collective.
Sauf la nôtre, bien entendu. Vox était l’exception à toutes les règles. Du moins, à ce qu’on m’avait enseigné à l’école.