Napoléon se lia intimement avec le célèbre Paoli et avec Pozzo di Borgo, jeune Corse plein de talent et d’ambition. Depuis ils se sont portés tous les deux une haine mortelle. Les amis de Napoléon prétendent que, devinant par les ordres qu’il voyait donner à Paoli, que l’intention du vieux général était de se révolter contre la France, il se permit de combattre ce dessein par des remontrances si hardies qu’elles le conduisirent en prison. Il s’échappa, s’enfuit dans les montagnes, mais il tomba dans une troupe de paysans attachés au parti contraire et qui le ramenèrent à Pozzo di Borgo. Celui-ci résolut de se défaire d’un rival dangereux, en le livrant aux Anglais. Cet ordre, qui pouvait jeter Bonaparte en prison pour une partie de sa jeunesse, n’eut pas son effet, parce que les paysans qui le gardaient, touchés de pitié, ou gagnés par lui, souffrirent qu’il s’échappât. Cette seconde fuite eut lieu la nuit même du jour où il devait être transporté à bord d’un vaisseau anglais qui croisait sur la côte. Cette fois il parvint à gagner la ville de Calvi. Il y trouva deux commissaires français auxquels il découvrit les desseins de Paoli et de Pozzo di Borgo. Bientôt après, il quitta la Corse et rejoignit l’armée de Nice, dont son régiment faisait partie.
Chapitre III
Le siège de Toulon. Bonaparte revient à Paris. Son mariage avec Joséphine
Il fut chargé de surveiller les batteries entre San Remo et Nice. Bientôt après, il eut une mission pour Marseille et les villes voisines; il fit arriver à l’armée diverses munitions de guerre. On l’envoya pour le même objet à Auxonne, La Fère et Paris. Comme il traversait le Midi de la France, il rencontra une guerre civile entre les départements et la Convention (1793). Il paraissait difficile d’obtenir de villes actuellement en révolte ouverte contre le gouvernement, les munitions nécessaires aux armées de ce même gouvernement. Napoléon parvint à remplir son objet, tantôt en en appelant au patriotisme des insurgés, et tantôt en profitant de leurs craintes. À Avignon, quelques fédéralistes voulurent l’engager à se joindre à eux; il répondit qu’il ne ferait jamais la guerre civile. Tandis qu’il était retenu dans cette ville par les devoirs de sa mission, il eut occasion d’observer la complète incapacité des généraux des deux partis, royalistes et républicains. On sait qu’Avignon se rendit à Carteaux qui, de mauvais peintre, était devenu pire général. Le jeune capitaine fit un pamphlet qui tournait en ridicule l’histoire de ce siège; il l’intitula:
À son retour de Paris à l’armée d’Italie, Napoléon fut employé au siège de Toulon. Il trouva l’armée de siège toujours sous les ordres de Carteaux, général ridicule, jaloux de tout le monde et aussi incapable qu’entêté.
L’arrivée de Dugommier et de quelques renforts changea l’aspect du siège. Dans une lettre de cet habile général de la Convention, il donne des éloges au citoyen Bonaparte[3], commandant de l’artillerie, pour sa conduite dans l’affaire où fut pris le général O’Hara.
Toulon fut emporté et Bonaparte élevé au grade de chef de bataillon. Peu après, il montrait à son frère Louis les travaux du siège; il lui faisait remarquer un terrain où une attaque maladroite de Carteaux avait occasionné à l’armée républicaine une perte aussi considérable que peu nécessaire. Le sol était encore déchiré par les boulets; les fréquentes élévations de terre fraîchement remuée montraient la quantité des corps qu’on avait enterrés; des débris de chapeaux, d’habits, d’armes leur permettaient à peine de marcher: «Tenez, jeune homme, dit Napoléon à son frère, apprenez, par cette scène, que, pour un militaire, c’est autant une affaire de conscience que de prudence, d’étudier profondément son métier. Si le misérable qui a fait marcher ces braves gens à l’attaque avait su son métier[4], un grand nombre d’entre eux jouiraient maintenant de la vie et serviraient la République. Son ignorance les a fait périr, eux et des centaines d’autres, dans la fleur de la jeunesse et au moment où ils allaient acquérir de la gloire et du bonheur.»
Il prononça ces paroles avec émotion et presque les larmes aux yeux. Il est étrange qu’un homme, qui avait naturellement ces vifs sentiments d’humanité, ait pu se faire, dans la suite, le cœur d’un conquérant.
Bonaparte était chef de bataillon et commandant de l’artillerie de l’armée d’Italie. C’est en cette qualité qu’il fît le siège d’Oneglia (1794). Il proposa au général en chef Dugommier un plan pour l’invasion de l’Italie; c’est ce plan dont le destin lui réservait l’exécution à lui-même.