Alfred est au bord de la déroute, de la banqueroute, du suicide. C'est Law démasqué, Stavisky confondu ! Il glapit encore au micro, mais des mots sans grande suite. Il plaide non coupable, mordicus ! La fatalité ! Une enquête sera ouverte ! Il attaquera ses fournisseurs à boulets rouges ! Il les confondra (avec d'autres), les jettera sur la paille, leur en fera bouffer ! Il est la victime d'un coup fourré, d'une machination. C'est le syndicat des chevelus qui lui a fait ça, il est sûr ! Ou bien un labo de recherche pour la repousse ! Son produit a été contrôlé, lu et accepté, répertorié, immatriculé. Mais c'est pour son matricule à lui que ça barde ! Un chauve hors de lui ça ne se contrôle plus. Ça vire à l'orage ! Alors mille chauves, vous pensez d'un ouragan ! Les gros typhons mississippiens, foutaises ! Pets de lapereau ! Zéphirs ! Us s'unissent, se conjuguent pour basculer le camion porteur d'espérances bernées. Un crâne sans cheveux, fût-il anglais, ça se respecte, misère de Dieu !
On le lui enseigne à Alfred. Son véhicule est retourné, avec Berthy à l'intérieur ! Elle coule dans le berlingot, comme en sables mouvants émouvants. Elle hurle au secours ! Alors Béru béruche ! Le cerf aux abois, tous bois dehors ! Le mâle fait un malheur ! Il fonce, il cogne ! La rage aux poings, la hargne au cœur, la grogne aux pieds !
— Sagouins ! Tondus ! il crie pour se donner du mordant.
Et il avance dans la masse des chauves comme un cheval napoléonien à travers les glaçons de la Berezina. Heurtant ! Choquant ! Tuméfiant ! De-ci de-là, à droite, à gauche, tout droit ! L'épaule rouleuse, le pied ânesque. Il va jusqu'au camion dévasté. C'est Jean Valjean secourant le charretier ! Il la remet droit tout seul, Berthe et chargement compris. C'est le cric du peuple, Béru ! Le mari de mon treuil à la Mairie de Montreuil.
« Oh ! hisse !» dit-il sobrement, pour soi seul, onaniste de l'effort suprême.
Les quatre pneus retrouvent la terre promise. Ils eviantent à nouveau. Béru reberlingue. Il refoule la foule. Il la disperse, l'évacué ! La hue !
— Rien de cassé, ma grosse poule? demande-t-il à sa femme.
— Non, quelques esquimaudes seulement, fait la courageuse épouse.
Alfred sanglote sur sa faillite. L'Anglais bleuté attend la fin de son chagrin, patient comme une quittance de gaz.
Béru s'occupe de lui.
— Qu'est-ce t'espères, bonhomme? lui demande-t-il, qu'on te passe la deuxième couche?
— Je voudrais connaître pour les dommages et intérêts, fait le curiste. Je dois câbler à mon avocat.
Le Gros se fait maquignon, soudain. Il récupère son sens de l'amitié.
— Tu vas pas chercher du suif à mon pote ! s'indigne-t-il. En v'là des façons ! On n'est pas été te réclamer dans ta Grande Albion, Mec ! Alors Môssieur vient boire notre flotte et en plus il nous causerait des ennuis ! C'est comme ça, sincèrement que t'espères faire débloquer des crédits pour le perçage du tunnel sous la Manche, pépère?
— Je souis tout bleu ! proteste l'autre, débordé.
— Premièrement c'est faux : t'es bleu et jaune, s'enflamme l'Hénorme. Et deuxièmement, je te trouve bien plus marrant comme ça. Si tous tes compatriotes on les peindrait, ils feraient plus gais que nature ! T'as donc pas maté ta devanture avant la séance? Un vrai mur de gogues à toi tout seul ! Tandis que maintenant te v'là pimpant comme une pissotière repeinte. Ta Gracieuse Majesté va te cloquer l'ordre de la jarretelle quand tu auras repris le ferriboîte, je te promets. Au lieu de jouer les pères La Chicane, rentre à ton hôtel pour épater la masure qui doit te servir de brancard. En montant sur l'estrade tout à l'heure, qu'est-ce t'espérais? Avoir du succès? Alors soye heureux bébi, t'en auras !
Il lui plaque un gros baiser sur le front et renvoie le bonhomme à son destin.
Ensuite il s'approche de son camarade Alfred.
— Te monte pas le système nerveux en mayonnaise, Fredo, murmure-t-il, seulement à dater de dorénavant, évite la démonstration en public du
Il hausse les épaules.
— J'étais venu chercher Berthy pour une java monstre sur les bords du Léman, mais j'ai plus le cœur à te la soustraire ce soir. Alors on va tous aller tortorer de première pour arroser la victoire de mon champion, et puis vous finirez la notte ensemble, les deux…
Il soupire, renifle, et enfle sa voix pour ajouter :
— Mais en camarades, hein ! ! !
Après la bouffe Mme Bérurier se déclare fatiguée par le voyage et demande un out. Alfred fait droit à sa requête, et les messagers du berlingot prennent congé de nous en nous laissant l'addition.
C'est l'heure moite où Béru regarde la vie à travers des lunettes aux verres de velours. Il s'apaise comme un champ de blé quand le vent tombe et que la touffeur du soir laisse somnoler les épis sous leur poids de froment neuf[7].
Il éructe à plusieurs reprises, le regard sirupeux perdu dans les auréoles de la nappe.
— Eh ben ! on va y aller aussi, soupire-t-il. Les périphéries de cette étape m'ont vidé.