— Alors tu regarderas. Maintenant je vais te charger d'un boulot plus délicat. Vas-y avec des chaussons de feutre et des gants de velours surtout. Il y a quelques jours encore, ton James Ledvise s'intéressait à un vieux masseur poivrot du nom d'Hans Brocation. Il s'occupait de sa santé au point de lui payer une cure de désintoxication dans la clinique la plus coûteuse de Paris. Pour tout te dire, Brocation a été buté hier soir. Tu m'as compris?
Il ne s'émeut jamais beaucoup, Pinuchet, en matière de turbin. C'est pas le gars à pousser des « Ah ! Oh ! Hi ! Hy, He ! ou des « Par exemple !». Non, il est flic, simplement. Son turbin est d'enquêter. Pour qu'il y ait enquête il faut qu'il y ait délits, non? Comme on fait son délit on se couche !
— Je m'en occupe, promet-il. Tu retéléphones?
— Demain soir sans faute !
— Qui est-ce qu'à gagné l'étape d'aujourd'hui, j'ai pas écouté la radio?
— Alonzo Giro, le petit Condor de notre équipe !
— Présente-lui mes compliments.
— Il en sera touché, assuré-je. Tchao, Vieillard, et soigne ton rhume !
Bérurier surgit dans la chambre que nous partageons. Il a troqué son accoutrement de Tourdefranceur contre une tenue plus raisonnable.
— Voilà qui est terminé, dit-il. Bicco dort comme la Loire à la suite du litre de vin chaud sucré que j'y fais absorber et j'ai fini de masser mes pieds-nickelés. Je vais pouvoir m'occuper un brin de ma Berthy. Tu viens avec moi en ville?
— Pourquoi pas.
— T'as l'air en plein sirop, mec? observe le sagace.
— Y a de quoi.
Je lui apprends la vérité à propos de « l'accident » survenu à Jean Méhunraillon.
— En effet, ça tourne à la grosse hécatombe, convient-il. Il faudrait en conclure, donc, que des vilains-pas-frais en ont après l'équipe Fafatrin?
— Pas seulement à l'équipe Fafatrin, car La Meringue n'en faisait pas partie…
Il branle la hure dubitativement (ce qui est un exercice susceptible de provoquer de dangereux torticolis).
— Fouette dents de scie ! comme disent les Anglais, murmure le Gros.
Et obligeamment il me donne la traduction de sa citation :
— Attendre et regarder, San-A. S'il y a eu du vilain y en aura z'encore !
CHAPITRE VIII
Au moment où nous nous apprêtons à sortir de l'hôtel, Alonzo Giro se précipite sur nous.
— Mon dentier ! clame-t-il. Où est mon dentier? On va passer à table et je ne peux pas manger !
Comme il a dit cela en espagnol, je traduis au fameux masseur ; mais Béru a déjà pigé.
— Son concasseur est resté dans la bagnole, dit-il.
— Et où l'as-tu remisée, ta chignole?
— Dans un garage, à l'autre bout de la ville, pour qu'on y fasse une vidange.
Il pose sa main secourable sur la chétive épaule de son maillot jaune.
— Je te le rapporterai ce soir, promet-il. En attendant, t'auras qu'à te faire faire un hachis Parmentier pour le dîner et forcer un peu sur les compotes !
L'Espagnol n'est pas très satisfait de cette solution ! Un maillot jaune se doit de bouffer de la solide barbaque s'il entend conserver son trophée bouton d'or. C'est pas avec des purées qu'on gagne le Tour de France.
Seulement, Béru est pressé de retrouver bobonne. C'est l'heure où ça nostalgise en lui et où sa chair élève la voix.
— Ecoute, Alonzo, lui dit-il, les yeux dans les orbites, c'est pas en une noyé que tu vas te dévitaminer. Si demain t'as encore le coup de pompe, compte sur moi pour t'assurer la victoire, je crois t'avoir donné une démonstration, non?
Vaincu, l'Ibérique regagne la salle à manger, laquelle n'est provisoirement pour lui qu'une salle à gober.
— Ce qu'ils sont dépotiques, ces coureurs, soupire Béru. Si on les écouterait, y aurait pas moyen de prendre dix minutes pour vivre sa vie !