La Meringue est un énorme zig à treize mentons, plus violet qu'un évêque. Quand il est assis, son bide déborde par-dessus ses genoux. Il porte une petite casquette de toile blanche à visière orangée et une chemise à manches courtes qui découvre de formidables bras tatoués. Sur le gauche, une fresque représente le siège de La Rochelle : on voit Richelieu dans son carrosse, la cavalerie, les remparts, une demoiselle violée derrière un buisson, un mousquetaire en train de déféquer au bord de la route et, seule note discordante, un avion à réaction dans un ciel couvert de poils frisés. La décoration du bras droit, en revanche est infiniment plus sobre puisqu'elle ne comporte qu'une dame nue et en pied, laquelle désigne son pubis d'un geste effronté en disant (c'est écrit dessus, comme le port-salut) : « C'est là que ça se passe !» Tel est donc, brièvement décrit, le vis-à-vis de mon Béru en cet étrange tournoi de piccol's dames.
Pour les ceuss qui ne sauraient pas grand-chose de la vie, je crois bon de préciser que le piccol's dames se joue avec un damier ordinaire, d'assez grandes dimensions toutefois, mais que les pions sont remplacés par des verres de vin. Un adversaire a les verres de vin rouge et l'autre les verres de vin blanc. Chaque fois qu'un joueur souffle une dame, il boit le verre conquis, ce qui revient à dire qu'à ce jeu on ne souffle pas les pions, mais qu'on les siffle.
— Permettez, dit La Meringue en faisant pivoter le damier, je prends les rouges !
Du coup Béru monte en mayonnaise.
— Mais tu les as, bouffi !
Son adversaire tord ses lèvres lippues.
— Justement, dit-il, je les ai, mais comme c'est les godets de l'adversaire qu'on s'écluse, j'ai pas envie de me cogner le blanc !
Ça le fait manquer d'oxygène, Alexandre-Benoît. Il a les yeux qui déjantent et lui pendent sur les joues.
— Y a maldonne, gars, ronchonne-t-il. Pile ou face, c'était juste pour savoir qui qu'allait commencer, faut refaire pour les couleurs.
Il prend l'assistance à témoin. Alfred, le coiffeur, opine, Mme Bérurier également, ainsi que tous les suiveurs présents dans le bar de l'
Vaincu, La Meringue renifle sa déception et me fait signe de rejeter la pièce !
— Je garde face, dit Béru, tendu par la gravité de la décision.
Je relance la pièce. Bon camarade, je lui sors face sans bavure et Sa Majesté s'épanouit. Vite il refait pivoter le damier. La Meringue pousse une gueule épouvantable. Le sort lui ayant été favorable au premier tour, il n'ose toutefois m'accuser de l'avoir bricolé cette fois-ci. Pourtant il a les yeux flétris par l'amertume.
En face de lui, Béru paraît presque fluet. Il serait malséant de lui attribuer le qualificatif de « Gros » tant qu'il affrontera un adversaire de ce volume. B.B. aussi prend un côté Fleur-de-Misère dans le sillage d'un tel cétacé.
— Tu te décides, mec? tranche le Gros, en guettant d'un œil sournois les douze verres de juliénas exposés à sa convoitise fervente et qui sont à conquérir.
Ce chicandier de La Meringue lève le doigt pour réclamer mon arbitrage, comme si j'étais un personnage accrédité auprès de la Fédération de piccol's dames.
— M'sieur le Commissaire, fait-il. Les pions qui restent au gagnant, il a le droit de se les torcher, au moins?
— Naturellement, le rassuré-je.
Ça le réconforte un peu.
— Tant mieux, dit-il, un petit coup de rouquin après le blanc ça me remontera le cérébral car je supporte mal le Pouilly.
Béru se rebiffe.
— T'en causes comme si tu serais sûr de gagner, mon pote, reproche-t-il. Je voudrais pas te délabrer l'optimisme, mais avec mézigue c'est pas du tout cuit !
La Meringue appuie sur ses paupières gonflées comme des portefeuilles de maquignon afin de pouvoir considérer son vis-à-vis plus à Taise.
— Excusez-moi, docteur, ricane-t-il, mais je me permets de vous rappeler que j'ai été champion de dames du Cantal en 49 et que je suis arrivé en huitièmes de finale pour le tournoi des Cinq Bistrots à la Nation.
Ce palmarès n'éprouve pas Sa Majesté.
— Joue toujours, Bibendum, on verra bien.
Lors, le monstrueux La Meringue se met à fixer le damier par-dessus la bouffissure de ses joues.
Pendant que ce pittoresque personnage réfléchit, il serait bon que je vous affranchisse sur le pourquoi du comment du chose.
Nous nous trouvons à Dijon, première ville étape de ce Tour de France. Béru et moi nous y sommes arrêtés au retour d'une mission à Nice, afin de passer une aimable soirée en compagnie d'Alfred et de Berthe Bérurier. Tous deux en effet suivent la caravane publicitaire de l'épreuve. Alfred le coiffeur a inventé un shampooing astringent bicolore pour chauves. Une découverte géniale, les amis ! Ce brave merlan ayant constaté qu'il y avait de plus en plus de boules de billard en circulation, s'est dit qu'on ne faisait rien pour eux, sinon leur promettre une repousse dans des annonces vaseuses auxquelles les déboisés de la colline ne croient plus.