— Il va pourrir, leur riz, s'ils le font pousser dans la flotte, prophétise Béru, et ça sera bien fait pour leur, gueule ! La blanquette de veau et la paella, ils se le tortoreront sans garniture !
Il se tait, car il vient de heurter un objet dur, métallique. Cela a fait bing. Il se masse le genou en grimaçant, puis il bave de stupeur. L'objet en question est une sorte de tuyau peint en vert, de la couleur du riz. Il est terminé par une boule de verre à facette. Mais ça n'est pas l'objet lui-même qui provoque chez le Gros un excédent de sécrétion salivaire, c'est son comportement ! Car il se comporte. Il pousse hors du champ, très vite, sorte de monstrueux végétal à croissance spontanée.
— Couche-toi ! crié-je en me jetant à plat ventre dans le marécage.
Bérurier m'imite sans piger.
— Qu'est-ce que c'est que ce machin incroyable ? balbutie-t-il.
— Un périscope ! Je viens de tout piger, Gros. La base est souterraine. Sa protection est assurée par un système d’œil électronique qui détecte la présence de tout corps étranger dans un périmètre donné. Nous sommes signalés et on tache de nous repérer au moyen de périscopes.
— On n'arrête pas le progrès ! banalise le Gros, vautré dans la fange.
— Le progrès non, mais nos activités, il se pourrait très bien qu'on les arrête avant longtemps.
Je me mets sur le dos pour suivre les mouvement du périscope. Il s'est hissé à deux mètres du sol et sa boule à facettes tournique lentement, monstrueuse prunelle à laquelle on devine que rien ne saurait échapper. Effectivement, la boule coiffée d'une calotte métallique s'est orientée vers le pied de sa tige, c'est-à-dire vers l'endroit où nous sommes. Elle ne bouge plus. Elle nous fixe. L'œil d'un homme, c'est parfois impressionnant, l'œil d'un serpent vous fait froid partout, mais le malaise que vous cause l'œil d'un robot n'est pas racontable. C'est l'œil du néant, l'œil de l'indifférence intégrale !
— Tu crois qu'il nous a vus ? demande Béru.
— Il nous regarde ! dis-je.
Je me redresse. Le champ de riz est hérissé d’autres périscopes, dont toutes les têtes chercheuses sont braquées sur nous. C'est affolant ! Une toile de Salvador Dali ! Un dessin de Procop ! Un cauchemar futuriste !
— On est marron, Gros. Maintenant notre compte est bon. On n'a plus que la satisfaction de caner dans la base que nous avions pour mission de découvrir.
— C'est maigrichon puisque personne ne le saura, remarque-t-il justement.
J'entends alors un léger sifflement. Sorti d'on ne sait où, un projectile en forme de soucoupe volante tournoie au-dessous de nos têtes et explose.
Je rentre la tête dans les épaules, m'attendant à essuyer un jet de mitraille, mais non.
Un gaz jaune-poison, très dense, s'en dégage qui s'abat sur nous. C'est un truc mortel, pas de problème. On va éternuer notre existence dans la rizière. Que faire ! Ah ! San-A., comme tu es génial ! Quel cerveau complet ! Quelle présence d'esprit ! Quelle promptitude dans la décision ! Je dirige le canon de ma mitraillette contre le tube du périscope et je praline.
Le tuyau se déguise en harmonica. Maintenant la nappe de gaz n'est plus qu'à un mètre de nos têtes. La mort s'abat sur nous, lentement, majestueusement.
— Bouche-toi le nez et respire avec la bouche plaquée contre un de ces trous ! dis-je à Béru.
Moi-même je lui donne l'exemple. Si vous nous voyiez, mes gosselines, vous vous fendriez le pébroque jusqu'au pubis tellement on est marrant, les deux, à jouer les Rémus et Romulus en têtant le tuyaux (c'est Béru qui fait Rémus, ou plutôt Raimu).
Bientôt nous ne nous voyons plus. Nous sombrons dans un nuage opaque comme l'œuf du même nom. Nous voici au cœur de la mort. Que notre bouche dévie de son orifice, ou que nous ne nous bloquions pas hermétiquement les deux narines et c'est scié. Je tête le goulet à petites goulées goulues. Le strict nécessaire pour que nos éponges continuent de fonctionner. J'ai le goût du métal dans la bouche. On ne bronche pas. On attend, vivant pour vivre, uniquement, n'ayant plus en tête que la farouche volonté de subsister encore, de durer un peu plus, désespérément. Le nuage soudain se disperse chassé par la brise. Nous conservons notre position. Nous sommes rivés à cette mamelle de fer. J'entends un glissement d'herbe. Deux silhouettes fantastiques s'avancent sur nous. Deux hommes vêtus de combinaisons spatiales en couillonium de soyépolihester marchent dans notre direction.
Rageusement, en retenant ma respiration, je les braque avec ma seringue et je leur virgule une rafale très sèche. Ils s'abattent. Je n'ai pas le temps de revenir m'abreuver d'oxygène au tuyau, l'effort m'a obligé de respirer. Rien ne se produit. La nappe toxique est partie.
— Enfilons ces fringues en vitesse, sans nous relever, dis-je à mon ami. C'est la seule façon de passer inaperçu.
— Mais les périscopes ?
— Si nous demeurons à ras de terre ils ne nous verront pas et celui-ci est déterioré.