Dix sept jours sans vous voir, Madame! Jugez donc si mon pauvre c oeur devrait ^etre d'echir'e. Mille fois j’'etais sur le point d’aller me pr'ecipiter, voler `a vos pieds, mais un g'enie ennemi me suscitait toutes les fois quelques f^acheu-ses contrari'et'es, quelque circonstance qui venait l`a-dessus pr`es pour d'ejouer mes resolutions. Pour comble d’infortune, le Prince s’'etant demis le pied de-vait garder la chambre et moi son compagnon dans les affaires et dans les ad-versit'es, je devais rester clou'e au chevet de son lit. Enfin je saisis la premi`ere occasion favorable qui se f^ut pr'esent'ee, je cours, je vole me prosterner devant ma souveraine et lui r'eit'erer foi et hommages jur'es tant de fois et si sinc`ere-ment.
Ne croyez pas cependant, Madame, que cette cruelle absence e ^ut dimi-nu'e, affaibli les sentiments dont mon ^ame pour vous est remplie! Eloign'e de vous, peut-^etre oubli'e, effac'e de votre souvenir, mes plus ch`eres pens'ees, cel-les que je caressais le plus dans mon imagination vous furent toujours con-sacr'ees; je ne vivais, ne respirais que dans l’avenir, que dans l’`esp'erance de pouvoir un jour vous les transmettre. Eloign'e de vous, j’'etais sans cesse en-tour'e de votre image; je ne lisais que les ouvrages dont nous avons parl'e ensemble, que ceux que vous avez eu la bont'e de me pr^eter. Je suis devenu plus d'evot, je prie le bon Dieu avec fureur deux fois par jour et c’est afin de pouvoir redire plus souvent votre nom que j ’ai plac'e dans mes pri`eres. Vous pouvez bien deviner que votre image est alors l’ange tutelaire qui volage autour de ma <нрзб.> et si je desirais voir celui qu e le bon Dieu m’avait donn'e `a ma nais-sance, j’aurais voulu qu’il m’appar^ut sous vos traits: je l’adressais, je l’en aimerais davantage. J’aime ici la solitude: c’est alors que je suis seul avec vous. Je m’imagine encore d’^etre aupr`es de celle que j’adore, j’admire ses gr^aces, ses talents, son amabilit'e, je me la repr'esente sous tous les aspects, sous toutes les formes, avec cette vari'et'e d’humeur qui la caract'erise. Tant^ot je crois la voir rire, j’'ecoute ses babils aimables et enjou'e, o`u l’esprit perce tou-jours `a travers le voile de la gaiet'e dont elle veut le cacher, tant^ot je l’entends chanter ces airs que j’aime tant et qu’elle embellit de sa voix; je deviens tout ou"ie, je n’ose plus respirer, je crains de perdre le moindre son, la moindre inflexion de sa voix. Tant^ot je l’entends raisonner, parler de la litt'erature, avec ce go^ut pur, cette justesse du tact juste qui lui sont naturel. Tant^ot je suis ab-sorb'e dans la contemplation de ses perfections ext'erieurs, rien ne m’'echappe alors: cette figure noble et spirituelle, ces traits qui ont pour moi la r'egularit'e d’un beau id'eal, cet heureux accord de la beaut'e et des gr^aces, ce sourire plein d’app^as, ces yeux dont le feu embrasse le t'emeraire qui ose les fixer, cet-te blancheur 'eclatant du teint, cette peau si tendre et si mince, ce joli pied si 'el'egant, que les Gr^aces elles-m^emes avaient moul'e sur mod`ele, ce beau sein, ce sein, le tr^one de l’amour et de la volupt'e… mes yeux croient se promener, caresser tous les contours de ce coprs enchanteur, mon imagination m’entraine, m’'egare, je m’enflamme, je br^ule, je m’an'eantis par l’exc`es de mes sensations si cuisantes, de mes r^eves si s'eduisantes!..
Helas! qu ’elle est triste, cette r'ealit'e que je vois autour de moi lorsque j’ose descendre sur la terre apr`es avoir quitt'e ces belles r'egions des illusions o`u mon imagination m’emporte! Je me vois seul, dans le d'esert, les beaut'es de la nature ne font sur moi aucune impression et celui de l’art moins encore.
Je vous ai dit une fois, Madame, que j ’ai souvent des id'ees qui parais-sent n’avoir pas le sens commun. Ici, loin de vous, c’est encore pire. Voici quelques une de ces aberrations d’une imagination effr'en'ee qui cherche `a tra-vailler dans l’absence d’une r'ealit'e plus douce. Je fais des reproches `a la nature, `a ma malheureuse 'etoile non pas d'ej`a de ne m’avoir pas fait beau et bien-fait, mais de ne m’avoir pas cr'e'e laid et difforme. En voil`a la raison: vous se-riez d’abord rebut'ee par mon ext'erieur, puis vous auriez compar'e vos perfections avec ma difformit'e, vous auriez 'et'e frapp'ee par le contraste, vous auriez dit: pourquoi cet ^etre est-il si laid tandis que je suis si belle? pourquoi doit-il rebuter tout le monde tandis que j’attire… et vous m’auriez plaint: et dans la plainte de vous est encore un bonheur plus grand du moins que de vous ^etre tout-`a-fait indiff'erent… Vous auriez peut-^etre voulu me consoler mon triste sort et ce serait d'ej`a une jouissance!.. Ah! veuillez me consoler de aussi d’une similitude de l’esp'erance, veuillez p'en'etrer dans le fond de mon coeur, y lire l’amour qu’il vous porte et all'eger le poids qui le p`ese! Mes souffrances deviendraient autant de f'elicit'es `a proportion que vous daignerez croire `a la sinc 'erit'e de mes sentiments, de ces <нрзб.> que je ne saurais mieux peindre qu’en r'ep'e tant sans cesse