«
X... m'accorda qu'en U.R.S.S. un Beethoven aurait eu bien du mal à se relever d'un tel insuccès. «Voyez-vous, continua-t-il, un artiste, chez nous, a d'abord à être dans la ligne. Les plus beaux dons, sinon, seront considérés comme du «formalisme». Oui, c'est le mot que nous avons trouvé pour désigner tout ce que nous ne nous soucions pas de voir ou d'entendre. Nous voulons créer un art nouveau, digne du grand peuple que nous sommes. L'art, aujourd'hui, doit être populaire, ou n'être pas.»
—Vous contraindrez tous vos artistes au conformisme, lui dis-je, et les meilleurs, ceux qui ne consentiront pas à avilir leur art ou seulement à le courber, vous les réduirez au silence. La culture que vous prétendez servir, illustrer, défendre, vous honnira.
Alors, il protesta que je raisonnais en bourgeois. Que, pour sa part, il était bien convaincu que le marxisme qui, dans tant d'autres domaines, avait déjà produit de si grandes choses, saurait aussi produire des oeuvres d'art. Il ajouta que ce qui retenait ces nouvelles oeuvres de surgir, c'est l'importance qu'on accordait encore aux oeuvres d'un passé révolu.
Il parlait à voix de plus en plus haute; il semblait faire un cours ou réciter une leçon. Ceci se passait dans le hall de l'hôtel de Sotchi. Je le quittai sans plus lui répondre. Mais, quelques instants plus tard, il vint me retrouver dans ma chambre et, à voix basse cette fois:
- Oh! parbleu! je sais bien... Mais on nous écoutait tout à l'heure et... mon exposition doit ouvrir bientôt.
X... est peintre, et devait présenter au public ses dernières toiles.
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Quand nous arrivâmes en U.R.S.S., l'opinion était mal
ressuyée de la grande querelle du Formalisme. Je cherchai à
comprendre ce que l'on entendait par ce mot et voici ce
qu'il me sembla: tombait sous l'accusation de formalisme,
tout artiste coupable d'accorder moins d'intérêt au
En U.R.S.S., pour belle que puisse être une oeuvre, si elle n'est pas dans la ligne, elle est honnie. La beauté est considérée comme une valeur bourgeoise. Pour génial que puisse être un artiste, s'il ne travaille pas dans la ligne l'attention se détourne, est détournée de lui: ce que l'on demande à l'artiste, à l'écrivain, c'est d'être conforme; et tout le reste lui sera donné par-dessus.
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J'ai pu voir à Tiflis une exposition de peintures modernes, dont il serait peut-être charitable de ne point parler. Mais, après tout, ces artistes avaient atteint leur but, qui est d'édifier (ici par l'image), de convaincre, de rallier (des épisodes de la vie de Staline servant de thème à ces illustrations). Ah! certes, ceux-là n'étaient pas des «formalistes»! Le malheur, c'est qu'ils n'étaient pas des peintres non plus. Ils me faisaient souvenir qu'Apollon, pour servir Admète, avait dû éteindre tous ses rayons, et du coup n'avait plus rien fait qui vaille—ou du moins qui nous importât. Mais, comme l'U.R.S.S., non plus avant qu'après la révolution, n'a jamais excellé dans les arts plastiques, mieux vaut s'en tenir à la littérature.
«Dans le temps de ma jeunesse, me disait X..., l'on nous recommandait tels livres, l'on nous déconseillait tels autres; et naturellement c'est vers ces derniers que notre attention se portait. La grande différence, aujourd'hui, c'est que les jeunes ne lisent plus que ce qu'on leur recommande de lire, qu'ils ne désirent même plus lire autre chose.»
C'est ainsi que Dostoïewski, par exemple, ne trouve guère plus de lecteurs, sans qu'on puisse exactement dire si la jeunesse se détourne de lui, ou si l'on a détourné de lui la jeunesse—tant les cerveaux sont façonnés.