— La demoiselle S. — voulant m’attraper (mot technique) j’ai compris qu’elle se comprometterait pour moi facilement; — aussi je l’ai compromise autant qu’il 'etait possible, sans me compromettre avec, la traitant publiquement comme `a moi, lui faisant sentir qu’il n’y a que ce moyen pour me soumettre… Lorsque j’ai vu que ca m’a r'eussi, mais qu’un pas de plus me perdait je tente un coup de main. Avant je devins plus froid aux yeux du monde, et plus tendre avec elle pour faire voir que je ne l’aimais plus, et qu’elle m’adore (ce qui est faux au fond); et lorsqu’elle commenca `a s’en apercevoir et voulut secouer le joug, je l’abandonnai le premier publiquement, je devins dur et impertinent moqueur et froid avec elle devant le monde, je fis la cour `a d’autres et leur racontais (en secret) la partie, favorable `a moi, de cette histoire. — Elle fut si confondue de cette conduite inattendue — que d’abord elle ne sut que faire et se r'esigna — ce qui fit parler et me donna l’air d’avoir fait une conqu^ete enti`ere; puis elle se r'eveilla — et commenca `a me gronder partout — mais je l’avais pr'evenue — et sa haine parut `a ses amies (ou ennemies) de l’amour piqu'e. — Puis elle tenta de me ramener par une feinte tristesse et en disant `a toutes mes connaissances intimes qu’elle m’aimait — je ne revins pas — et profitai de tout habilement. Je ne puis vous dire combien tout ca m’a servi — ca serait trop long, et ca regarde des personnes que vous ne connaissez pas. Mais voici la partie plaisante de l’histoire: quand je vis qu’il fallait rompre avec elle aux yeux du monde et pourtant lui para^itre fid`ele en t'ete-`a-t'ete, je trouvai vite un moyen charmant; — j’'ecrivis une lettre anonyme; «M-lle: je suis un homme que vous connait et que vous ne connaissez pas, etc… je vous avertis de prendre garde `a ce jeune homme; M. L. — il vous seduira — etc … voil`a les preuves (des b^etises) etc….» une lettre sur 4 pages!.. Je fis tomber adroitement la lettre dans les mains de la tante; orage et tonnerre dans la maison. — Le lendemain j’y vais de grand matin pour que en tout cas je ne sois pas recu. — Le soir `a un bal, je m’en 'etonne en le racontant `a mademoiselle; mad me dit la nouvelle terrible et incompr'ehensible; et nous faisons des conjectures — je mets tout sur le compte d’ennemis secrets — qui n’existent pas; enfin elle me dit que ses parents lui d'efendent de parler et danser avec moi, — j’en suis au d'esespoir, mais je me garde bien, d’enfreindre la d'efense de la tante et des oncles; — ainsi fut men'ee cette aventure touchante qui certes va vous donner une fort bonne opinion de moi. Au surplus les femmes pardonnent toujours le mal qu’on fait `a une femme (maximes de La Rochefoucauld). Maintenant je n’'ecris pas de romans — j’en fais.
Enfin vous voyez que je me suis bien veng'e des larmes que les coquetteries de m-lle S. m’ont fait verser il у а 5 ans; oh! mais c’est que nos comptes ne sont pas encore r'egl'es: elle a fait souffrir le coeur d’un enfant, et moi je n’ai fait que torturer l’amour propre d’une vieille coquette, qui peut-^etre est encore plus… mais n'eanmoins, ce que je gagne c’est qu’elle m’a servi `a quelque chose! — oh c’est que je suis bien chang'e; c’est que, je ne sais pas comment ca se fait, mais chaque jour donne une nouvelle teinte `a mon caract`ere et `a ma mani`ere de voir! — ca devait arriver, je le savais toujours… mais je ne croyais pas que cela arriv^at si vite. Oh, ch`ere cousine, il faut vous l’avouer, la cause de ce que je ne vous 'ecrivais plus, `a vous et `a M-lle Marie, c’est la crainte que vous ne remarquiez par mes lettres que je ne suis presque plus digne de votre amiti'e… car `a vous deux je ne puis pas cacher la v'erit'e, `a vous qui avez 'et'e les confidentes de mes r^eves de jeunesse, si beaux — surtout dans le souvenir.
Et pourtant `a me voir maintenant on dirait que je suis rajeuni de 3 ans, tellement j’ai l’air heureux et insouciant, content[29] de moi-m^eme et de l’univers entier; ce contraste entre l’^ame et l’ext'erieur ne vous para^it-il pas 'etrange? —