Les yeux de Jeziel fixaient son vieux père dans une attitude suppliante infiniment aimante. Ses mots révélaient la plus douce ferveur à son cœur. Jochedeb n'était pas insensible à ces belles manifestations, mais face à la révélation d'une si grande confiance vis-à-vis du pouvoir divin, il s'est senti honteux après l'acte extrême qu'il avait pratiqué. Se reposant sur l'affection que la présence de ses enfants offrait à son esprit désolé, il laissa libre cours à de poignantes larmes qui coulèrent de son âme blessée par d'âpres désillusions. Cependant, Jeziel continuait :
Ne pleurez pas mon père, comptez sur nous ! Demain, je m'occuperai de notre départ comme de nécessaire.
Ce fut à cet instant que la voix paternelle s'est levée lugubre et ferme :
Mais ce n'est pas tout, mon fils !...
Et posément, Jochedeb a peint le tableau de ses angoisses réprimées, de sa juste colère qui le poussa à prendre la décision de mettre le feu à la propriété du bourreau exécrable. Ses enfants l'écoutaient atterrés, démontrant la sincère douleur que la conduite paternelle leur causait.
Après un regard d'une infinie compassion et d'une grave inquiétude, le jeune homme l'a étreint en murmurant :
Mon père, mon père, pourquoi avez-vous levé ce bras vengeur ? Pourquoi n'avez- vous pas attendu l'action de la justice divine ?...
Bien que perturbé par ces tendres exhortations, l'interpellé a répondu :
C'est écrit dans les commandements : - « tu ne voleras point », et en faisant ce que j'ai fait, j'ai voulu rectifier une effraction à la Loi car nous avons été dépouillés de tout notre humble patrimoine.
Par-dessus toutes les recommandations, mon père - a souligné Jeziel sans s'irriter -, Dieu a demandé que nous gardions à l'esprit l'enseignement de l'amour, recommandant que nous l'aimions par-dessus tout, de tout notre cœur et avec tout notre entendement.
J'aime le Très-Haut, mais je ne peux aimer le Romain cruel - a soupiré Jochedeb
amer.
Mais comment démontrer notre dévouement au Tout-Puissant qui est aux deux - a continué le jeune homme compatissant -, en détruisant ses œuvres !? Quant à l'incendie, nous devons considérer que cet acte ne témoigne pas seulement d'un manque de confiance en la justice de Dieu, mais que les champs qui nous donnent de quoi nous vêtir et de quoi manger ont souffert de cette mesure. De plus, les deux meilleurs serviteurs de Licinius Minucius, Caius et Rufilius, ont été mortellement blessés alors qu'ils voulaient sauver les stations thermales favorites du maître, dans une lutte inutile pour les délivrer du feu qui les détruisait. Tous deux, bien qu'étant des esclaves sont nos meilleurs amis. Les arbres fruitiers et les carrés de légumes de notre ferme leur doivent presque tout, non seulement pour les semences venues de Rome, mais aussi pour les efforts et leur collaboration à notre labeur. Ne serait-il pas juste d'honorer leur amitié, dévouée et diligente, en leur évitant une telle punition et d'injustes souffrances ?
Jochedeb a semblé longuement réfléchir aux remarques de son fils, dites sur un ton affectueux et tandis qu'Abigail pleurait en silence, le jeune homme ajouta :
Nous qui vivions en paix face au désarroi du monde car notre conscience était pure, nous devons maintenant trouver des solutions au vu des représailles à venir. Alors que je m'efforçais de vaincre le feu, j'ai remarqué que certains citoyens attachés à Minucius me dévisageaient avec une indicible méfiance. À cette heure, il est déjà certainement revenu des services de la cour provinciale. Nous devons nous rendre à l'amour et à la complaisance de
Dieu, car nous n'ignorons pas les tourments que réservent les Romains à tous ceux qui leur manquent de respect.
Un douloureux nuage de tristesse mêlé d'une sombre inquiétude s'est abattu sur eux
trois.
Chez le vieillard, on pouvait observer une terrible anxiété teintée de la douleur de poignants remords et, chez les deux jeunes gens, c'était un regard d'une amertume inouïe, angoissante et intraduisible.
Jeziel a alors pris sur la table les vieux parchemins sacrés et a dit à sa sœur, avec une triste intonation dans la voix :
- Abigail, récitons le psaume qui nous a été enseigné par mère, consacré aux heures difficiles.
Tous deux se sont agenouillés et de leur voix émue, comme des oiseaux torturés, ils ont chanté tout bas l'une des belles prières de David, qu'ils avaient appris dans les bras de leur mère :
« L'Éternel est mon berger,
Je ne manquerai de rien.
n méfait reposer dans de verts pâturages,
R me conduit doucement
Près des eaux paisibles,
R restaure mon âme,
R me conduit dans les sentiers de la justice A cause de son nom. Quand je marche
Dans la vallée de l'ombre de la mort,
Je ne crains aucun mal,
Car tu es avec moi...
Ta houlette et ton bâton me rassurent.
Tu dresses devant moi un banquet d'amour,
En présence de mes ennemis,
Tu oins d'huile ma tète,
Et ma coupe déborde de joie !...
Oui,
M'accompagneront tous les jours de ma vie Et j'habiterai dans la maison de l'Éternel Jusqu'à la fin de mes jours... » (3)