Orchéron observa les hommes et les femmes rassemblés autour du feu, des ventresecs sans aucun doute. Orchale en recevait de temps à autre au domaine, principalement aux périodes des moissons et des cueillettes de fruits. Grossissant les rangs des permanents et des journaliers, ils travaillaient en contrepartie de trois repas par jour, d’un bain hebdomadaire et de quelques heures de sommeil sur la paille des silos.
Ceux-là étaient une vingtaine, assis autour d’un grand feu où rôtissaient des quartiers de yonk, à l’intérieur d’un cercle d’abris de peau bas et semi-sphériques. Non loin, à demi dissimulés par les herbes, des hommes, des femmes et des enfants se baignaient dans une mare scintillante abandonnée par les orages des jours précédents. En arrière-plan se dressaient les formes dentelées et sombres de la chaîne montagneuse de l’Agauer.
Proche, si proche qu’Orchéron en eut le vertige.
« On s’est perdu ? »
Orchéron sursauta. Une jeune femme s’était approchée dans son dos sans faire de bruit, vêtue d’une robe ajourée qui ne dissimulait pratiquement rien de son corps.
Perdu ? Bien plus que ça ! Il était incapable de dire ce qu’il faisait au beau milieu de la plaine. Ses souvenirs s’arrêtaient à l’instant précis où il voyait les protecteurs des sentiers surgir d’un abri souterrain et, aspergés par la lumière des éclairs et des solarines, se déployer au pied de la colline de l’Ellab. Il avait repris connaissance quelques instants plus tôt, en plein jour, marchant au milieu des herbes dans la direction de l’est. Entre les deux, c’était le trou noir, le néant, un gouffre trop large et trop profond pour pouvoir être exploré.
« Tu es un… lakcha de chasse ? »
Il secoua lentement la tête tout en examinant son interlocutrice. Ses cheveux clairs, ondulants, blonds par endroits, encadraient un visage hâlé volontaire. Ses yeux d’un brun foncé tirant sur le noir le scrutaient avec sous le vernis de méfiance un soupçon d’impertinence. Elle irradiait une énergie qui reléguait l’irrégularité, la grossièreté de ses traits au second plan.
« Alors qu’est-ce que tu fais là ?
— Je… j’ai l’intention d’explorer le Triangle », répondit Orchéron.
La femme le fixa avec une attention redoublée, le front et les paupières plissés, comme si elle essayait de voir au travers de son crâne.
« Tu as plutôt la tête de quelqu’un qui fuit, dit-elle sans le quitter des yeux. Quelqu’un que la mort poursuit… »
Troublé, il détourna la tête pour échapper à l’extraordinaire emprise de ce regard.
« La femme que j’aimais, bredouilla-t-il. Les umbres l’ont enlevée.
— Les négentes ne sont pas les envoyés de la mort.
— Les négentes ?
— C’est le nom que les ventresecs donnent aux umbres.
— S’ils ne sont pas les envoyés de la mort, où sont passés les corps de ceux qu’ils enlèvent ? »
Elle eut le sourire indulgent d’une mère face à l’ignorance de son enfant.
« Dans les mondes de la neutralité, du non-désir, de la non-souffrance. Les négentes enlèvent les plus faibles d’entre nous pour leur éviter des peines inutiles. Ils ramèneront celle que tu aimes quand les temps seront venus de la réunion, de la fusion.
— Je serai probablement mort d’ici là.
— Quelle importance ? Ceux qui ont reçu une belle vie n’emportent pas de regrets avec eux. »
Elle le prit par la main et l’entraîna en direction du feu. L’odeur de viande grillée aiguisa son appétit. Quelques instants plus tôt, il avait voulu saisir l’un des gâteaux d’Orchale dans sa besace, mais ils étaient tous moisis, immangeables, comme si, malgré l’action conservatrice du sucre des fruits, ils avaient subi une décomposition accélérée.
« Viens manger avec nous, dit la jeune femme. Nous les ventresecs, nous partageons tout, la nourriture, l’air, l’eau, la terre, les plaisirs, les joies et les chagrins. »
Elle s’appelait Ezlinn et était l’une des douze femmes du clan, qui comptait également seize hommes et une dizaine d’enfants. Ils n’avaient manifesté ni approbation ni agrément lorsqu’elle leur avait présenté Orchéron, ils avaient simplement salué l’invité d’un petit mouvement de tête ou d’un clin d’œil et lui avaient tendu un morceau de viande ainsi qu’une gourde d’eau.
Les errants partageaient tout, c’était une règle fondamentale. Chaque enfant considérait chaque adulte comme son père et sa mère, et chaque autre enfant comme son frère ou sa sœur. Cependant, Ezlinn expliqua à Orchéron que les femmes ventre-secs veillaient à ne jamais être fécondées par les hommes de leur clan afin d’éviter la consanguinité et l’affaiblissement de leurs lignées. Lorsqu’elles estimaient que le temps était venu d’avoir un enfant, elles s’en allaient à la recherche d’un géniteur, soit parmi les autres errants, soit parmi les permanents des domaines.
« Mais jamais chez les lakchas de chasse ! Eux sont les amayas des enfers, les envoyés de la mort.
— Pourtant, il a bien fallu que vous égorgiez ce yonk, objecta Orchéron en désignant les quartiers de viande qui continuaient de griller sur leurs broches de bois imbibées d’eau.