« Je ne crois pas que vous deviez compter sur les descendants de
Il lui dit qu’il était arrivé aux mêmes conclusions et reprit le fil de son récit : il avait voulu sauver Mael des umbres, mais, incapable de supporter le viol dont elle avait été victime, elle lui avait échappé et s’était elle-même offerte aux prédateurs volants, il s’était retrouvé cerné par une nuée de protecteurs des sentiers au pied de la colline de l’Ellab, il avait effectué un nouveau saut dans le temps qui l’avait expédié quelques jours plus tard sur les plaines du Triangle, il y avait rencontré un clan ventresec, les furves l’avaient sauvé d’une agression des lakchas de chasse, les ventresecs l’avaient abandonné parce qu’il avait refusé les avances d’une femme du clan…
Il marqua un temps de pause, saisi par le besoin pressant de dégager une ligne cohérente dans une histoire qui, en accéléré, lui paraissait singulièrement décousue, voire abracadabrante, un peu comme s’il essayait de tisser une toile entière avec des bouts de fils épars.
« Pour quel motif les protecteurs des sentiers vous ont-ils condamnés, votre mère et vous, à être exposés sur la colline de l’Ellab ? demanda Alma.
— Ma mère m’a dit qu’ils nous considéraient comme les derniers descendants d’une lignée maudite. Et je n’ai pas la moindre idée de ce que ça peut signifier. »
Jael s’était levé, mais ses rayons, s’ils avaient enflammé les cônes, n’avaient pas réchauffé l’atmosphère.
« C’est également un… saut dans le temps qui vous a expédié sur ce continent ?
— Oui, mais différent des autres. »
Il lui retraça brièvement les épisodes qui l’avaient amené à la découverte du souterrain et du ventre à yonks sur le bord des grandes eaux.
Alma désigna le récipient :
« Les matériaux utilisés ici et là-bas sont identiques ?
— Identiques, c’est difficile à dire. Ils se ressemblent en tout cas.
— Ce seraient donc les descendants de l’
Orchéron relata ensuite le revirement d’attitude des errants, persuadés que la malédiction de leur prophétie allait se déclencher par sa faute, son franchissement de la porte ténébreuse, son réveil de l’autre côté du couloir du temps, dans une cave profonde et ceinte d’un mur maçonné avec un savoir-faire inconnu sur le Triangle, puis l’intervention de la créature, son arrivée au milieu des constructions en forme de cônes et, enfin, leur rencontre. Il passa sous silence les deux derniers jours, en principe effacés par son saut dans le temps.
La notion d’effacement le ramena sur la colline de l’Ellab : les umbres, lorsqu’ils fondaient sur leurs proies, ne donnaient pas l’impression de les enlever ou de les dévorer, mais de les effacer.
« On ne peut pas vraiment dire que vous ayez eu une vie banale ! s’écria Alma avec un sourire. Voyager sur le temps… »
Il l’interrompit d’un geste du bras.
« Voyager avec le Qval dans les eaux profondes du nouveau monde n’est pas banal non plus.
— Les deux laissent des traces apparemment : vous vos crises, et moi un pied qui enfle dès que je fais plus de cinq pas. Nous devons… non, le devoir n’est pas une notion compatible avec le présent… Allons jusqu’au bout maintenant.
— Au bout de quoi ?
— De vous, de moi, de nous deux… Je ne sais pas. »
La place était désormais cernée de sommets flamboyants, de façades rutilantes, d’un véritable incendie pétrifié par l’œil éclatant de Jael. Aucun autre bruit que les murmures du vent et le friselis des buissons ne troublait la paix du jour. Les lieux baignaient dans une grâce et dans un équilibre qui apportaient une sérénité immédiate totale au cœur et à l’esprit. Orchéron se demanda comment d’autres hommes avaient pu un jour avoir l’audace ou l’inconscience de briser un tel enchantement.
Alma lui jeta un regard soupçonneux.
« Vos sauts dans le temps… ils ne s’effectuent pas dans les deux sens ? Dans le futur mais aussi dans le passé ?
— Ça peut arriver, répondit-il après une hésitation.