Il lui prit le récipient des mains, courut jusqu’à la nappe, fouilla la pénombre du regard, n’y décela aucun mouvement, s’accroupit, plongea le récipient dans l’eau, se redressa, vit les ténèbres se mettre en mouvement au fond de la grotte, regagna l’escalier en quelques foulées, perdit un peu d’eau au passage, gravit les premières marches à la volée, bouscula Alma pétrifiée, comme déjà gagnée par le froid du monstre des profondeurs.
« Bougez-vous ! cria-t-il. Nous ne sommes plus dans un rêve ! »
« Comment avez-vous trouvé ? Pour sortir de l’étage ? »
Alma avait bu avec une telle précipitation que l’eau avait dégouliné de ses lèvres et semé des auréoles sur le tissu qui la drapait. Orchéron, couvert de sueur au sortir de l’escalier, constata qu’elle ne transpirait pas.
« Vous êtes une sèche ? demanda-t-il.
— Sèche, fumée, peu importe… Répondez plutôt à ma question. »
Ils s’étaient assis sur le muret de la fontaine pour récupérer de l’interminable montée. L’aube encore pâle soufflait une bise cinglante, et Orchéron regrettait la disparition de son vêtement vivant. Les façades obliques des constructions se réfléchissaient les unes dans les autres et formaient des figures d’une incroyable complexité mais toujours symétriques.
« J’ai triché. Je… euh, vous ai… observée. Et vous, qu’est-ce qui vous a mis sur la voie ?
— Je n’ai pas beaucoup plus de mérite que vous. Je n’en avais aucune idée lorsque j’ai décidé de vous rejoindre. J’ai raté le premier étage, puis, en arrivant au second, j’ai commencé à paniquer, je me suis agitée, je me suis retrouvée, je ne sais pas comment, dans une chambre, j’ai vu un petit animal effrayé traverser le mur comme de l’eau et j’ai compris que j’avais trouvé la sortie. Ensuite j’ai fouillé le niveau à la recherche d’un vêtement, j’ai trouvé ce tissu blanc et vous êtes arrivé. »
Elle plongea à nouveau les mains dans le récipient et recueillit de l’eau dans le creux de ses paumes.
« J’ai regretté de vous avoir lancé ce stupide défi, poursuivit-elle après avoir bu et s’être essuyé les lèvres d’un revers de main. Le hasard m’avait offert la solution, je n’avais pas à en tirer profit. Je me suis réveillée avant l’aube et j’ai décidé de chercher de l’eau. Je voulais vous en offrir à votre réveil pour me faire pardonner. J’ai trouvé ce récipient à l’étage et je me suis mise en quête. »
Ses paroles consolèrent Orchéron des deux jours et des deux nuits interminables, cauchemardesques, passés à l’intérieur de la construction. Sans l’aide du hasard, elle aurait probablement mis autant de temps que lui à résoudre l’énigme posée par leur prison translucide. Elle se leva et fit quelques pas sur la terre rouge. C’est alors seulement qu’il remarqua qu’elle boitait, que son pied gauche, violacé, était presque deux fois plus volumineux que le droit. Elle en souffrait, comme le montrait la crispation de ses traits, mais aucune plainte ne franchissait ses lèvres.
« À mon tour de vous avouer quelque chose, dit-il. J’ai eu des visions lorsque je vous ai suivie à l’intérieur du bâtiment. Elles m’ont montré à quoi servait le socle, ce que vous appelez le puits d’apesanteur. Je… je n’aurais jamais deviné sans ça. »
Elle le dévisagea avec un large sourire. Il commençait à s’habituer à elle, mieux, à entrevoir une grâce réelle, attachante, sous le piquant des apparences.
« On dirait que nous nous sommes comportés comme deux idiots ! s’exclama-t-elle. On n’a pas idée, aussi, de se présenter à une inconnue recouvert d’une bête vivante !
— On n’a pas idée non plus de se présenter à un inconnu aussi nue qu’au jour de sa naissance ! »
Ils éclatèrent de rire. Elle revint s’asseoir à ses côtés et, sans qu’il l’en eût priée, lui raconta son histoire, toute son histoire, y compris sa première expérience ratée dans l’eau bouillante et les séquelles qu’elle en gardait, la rencontre avec Gaella la folle, l’irruption des couilles-à-masques, son errance dans les souterrains de Chaudeterre, le martyre de ses sœurs et, selon toute probabilité, de sa mère, sa fuite par le bassin d’eau bouillante, sa rencontre avec le Qval, la vision qui l’avait amenée sur ce continent, dans ces ruines.
Il prit le relais après qu’elle en eut terminé et qu’elle se fut désaltérée. Il parla de sa première enfance, de sa mère Lilea, de l’irruption des protecteurs des sentiers, de leur exposition sur la colline de l’Ellab, de son premier trou de mémoire qui correspondait sans doute à un saut dans le temps, de son adoption par Aïron et Orchale, la mathelle d’un domaine excentré, de ses crises, de ses… – il hésita un instant avant d’évoquer Mael – amours avec sa sœur adoptive, de la nouvelle intrusion des couilles-à-masques dans son existence, de son exil, de son retour, de la mort d’Œrdwen, de sa dernière entrevue avec Orchale.