C’était un spectacle que de voir briller les dents aiguës de Queequeg en face des dents aiguës de l’Indien; entre eux, Daggoo était assis à même le sol car, de la hauteur du banc, sa tête emplumée comme un corbillard aurait touché les hiloires renversées; à chaque mouvement de ses membres colossaux, il ébranlait toute la charpente de la chambre, comme un éléphant d’Afrique embarqué comme passager. Malgré cela, le grand nègre était admirablement sobre, pour ne pas dire délicat. Il paraissait à peine possible qu’avec d’aussi minuscules bouchées il pût conserver toute sa vitalité diffuse dans une personne aussi large, seigneuriale et magnifique, mais sans doute ce noble sauvage se nourrissait-il copieusement et se désaltérait-il profondément de grand air, ses narines dilatées aspirant la vie sublime de l’univers. Ce n’est pas avec du bœuf ou du pain qu’on fait ou qu’on nourrit les titans. Queequeg lui, avait un claquement de lèvres bien humain et barbare – assez repoussant – à tel point que le frémissant Pâte-Molle en venait presque à examiner son bras mince pour voir si des marques de dents n’y étaient pas imprimées. Et lorsque Tashtego lui claironnait d’approcher afin qu’on lui ronge les os, ce garçon simplet entrait dans de telles transes qu’il manquait de faire choir toute la vaisselle traînant autour de lui dans l’office. Les pierres à aiguiser que les harponneurs transportaient dans leurs poches qu’ils sortaient ostensiblement au repas pour y aiguiser leurs couteaux, le bruit grinçant qui s’ensuivait, n’étaient pas pour tranquilliser si peu que ce soit le pauvre Pâte-Molle. Comment pouvait-il oublier que Queequeg entre autres, lorsqu’il vivait dans son île, s’était, sans aucun doute, rendu coupable de festins meurtriers et indiscrets. Hélas! Pâte-Molle! C’est une cruelle situation pour un blanc que celle qui le contraint à servir à table des cannibales. Ce n’est pas une serviette qu’il doit porter au bras mais un bouclier. Pourtant, le moment venu et à son grand soulagement, ces trois loups de mer guerriers se levaient pour partir; à ses oreilles crédules aux fables médisantes leurs os tintinnabulaient de façon martiale à chaque pas comme des cimeterres mauresques cliquettent dans leurs fourreaux.
Mais bien que ses barbares dînassent dans le carré, et fussent censés y séjourner, n’étant nullement de mœurs sédentaires, ils n’y faisaient guère d’autre apparition qu’au moment des repas et juste avant d’aller se coucher quand ils la traversaient pour regagner leurs quartiers personnels.
À ce sujet, Achab ne différait pas des autres capitaines baleiniers américains qui considèrent que la chambre du navire leur appartient de droit et que c’est pure amabilité de leur part si, à l’occasion, ils y tolèrent qui que ce soit. De sorte que, on peut bien le dire en toute vérité, les seconds et les harponneurs du
CHAPITRE XXXV
Il faisait un temps magnifique lorsque vint mon tour de monter, pour la première fois, à la tête du mât.
Sur la plupart des navires baleiniers américains, des guetteurs s’installent aux têtes de mâts presque dès l’instant où le navire quitte le port, même s’il a quinze mille milles à parcourir avant d’atteindre son lieu de pêche. Et si après trois, quatre ou cinq ans de voyage il rentre avec quoi que ce soit de vide – la moindre fiole peut-être – ses têtes de mâts sont armées jusqu’au dernier moment. Lorsque ses vergues de cacatois s’avancent parmi les mâtures du port, il abandonne enfin l’espoir d’attraper une dernière baleine.