Mais peut-être pouvait-on supposer que ce respect des coutumes lui servait de masque car il s’en servait, à l’occasion, à des fins personnelles ou différentes de ce pour quoi elles avaient été établies. Son âme de sultan, qui ne se serait guère révélée autrement, filtrait à travers le protocole et sa volonté de puissance prenait corps dans une dictature qui n’autorisait pas la résistance. Car, si grande que soit la supériorité d’esprit d’un homme, il ne peut prétendre gagner une tangible suprématie, sans user de dissimulation et d’artifices toujours plus ou moins vils et indignes. Les princes du Saint Empire romain étaient préservés des campagnes électorales et les plus grands honneurs revenaient à ceux qui se rendirent fameux davantage grâce à leur infinie infériorité spirituelle qu’à leur supériorité réelle sur la masse. Mais les vanités détiennent un tel ascendant surtout lorsqu’elles sont doublées de superstitions politiques, que nous avons de royaux exemples où le pouvoir a été investi aux plus parfaits imbéciles. Mais lorsque la couronne encercle à la fois un cerveau impérial et un empire immense, comme celle du Tsar Nicolas, alors le troupeau de la plèbe rampe humblement devant une puissance aussi formidable. Et le poète tragique qui voudra peindre l’élan et l’envolée de la nature indomptable de l’homme fera bien, pour le bénéfice de son art, de se souvenir de l’exemple auquel nous venons de faire allusion.
Mais Achab, mon capitaine, m’est toujours présent dans sa mélancolique rudesse nantuckaise, et cette parenthèse sur les Empereurs et les Rois ne me dissimule pas qu’avec lui je n’ai affaire qu’à un pauvre vieux chasseur de baleines, et que me sont refusés dès lors tous les atours et tous les palais de la Majesté. Ô Achab! pour révéler ta grandeur il faut l’aller arracher au ciel, l’aller cueillir dans les profondeurs et la modeler d’immatériel espace.
CHAPITRE XXXIV
Il est midi, et Pâte-Molle, le garçon, passant sa tête de miche mal cuite par l’écoutille de la chambre, annonce que le repas est servi à son seigneur et maître. Celui-ci, assis dans la baleinière sous le vent, vient d’observer le soleil et calcule en silence la latitude sur la tablette lisse et ronde ménagée pour cet usage quotidien sur la partie supérieure de sa jambe d’ivoire. Vu sa parfaite indifférence à l’invitation de son domestique, vous pourriez croire que le sombre Achab ne l’a pas entendue. Mais, s’agrippant bientôt aux haubans d’artimon, il se hisse sur le pont et d’une voix posée et sans joie il annonce: «Dîner, monsieur Starbuck» et disparaît dans la chambre.
Quand le dernier écho de son pas de sultan s’est évanoui et que Starbuck, son premier émir, a toute raison de supposer qu’il est assis à table, Starbuck émerge de sa torpeur, fait quelques pas sur le pont, jette un regard plein de gravité dans l’habitacle, dit, non sans humour: «Dîner monsieur Stubb», puis s’engouffre dans l’écoutille. Le deuxième émir flâne un instant autour du gréement, secoue légèrement le bras de grand hunier, pour s’assurer que tout va bien du côté de cet important filin, puis, comme les autres, reprend le vieux fardeau, et après un rapide: «Dîner, monsieur Flask» s’engage à la suite de ses prédécesseurs.
Mais le troisième émir, se retrouvant seul sur le gaillard d’arrière, semble soulagé d’un poids étrange, il lance de tous côtés des regards entendus, enlève ses souliers d’un coup de pied et se jette dans la bourrasque d’une matelote effrénée mais silencieuse juste au-dessus de la tête du Grand Turc. Par un habile tour de passe-passe, il envoie son couvre-chef s’accrocher à la hune d’artimon et se livre à ses ébats folâtres, pour autant qu’il soit visible du pont, et au rebours des autres cortèges, il ferme le sien avec la musique. Mais dès qu’il a posé pied sur le seuil de la chambre, il s’arrête, se compose un tout autre visage et alors le joyeux, l’indépendant petit Flask, affronte la présence du roi Achab dans le rôle de l’esclave abject.