– Qui est là? crie ce dernier, affairé à sa table, préparant hâtivement des papiers pour la douane. – Qui est là? Ah! comme cette innocente question déchire le cœur de Jonas! Il est sur le point de faire demi-tour pour fuir à nouveau. Mais il se ressaisit. – «Je cherche à embarquer à votre bord à destination de Tarsis, quand partez-vous, monsieur?» Le capitaine, débordé de travail, n’avait pas jusque-là levé les yeux vers Jonas bien que celui-ci se trouvât droit devant lui à présent, mais à peine a-t-il entendu cette voix sourde, qu’il lui lance un regard inquisiteur. «Nous appareillons à la prochaine marée», répondit-il enfin avec lenteur sans le quitter du regard. «Pas avant, monsieur?» «C’est bien assez tôt pour n’importe quel honnête passager.» Ah! Jonas, voilà un nouveau coup au cœur! Mais il se hâte de détourner le capitaine de cette piste. «Je m’embarquerai avec vous, dit-il, le prix du voyage, à combien se monte-t-il? Je paie tout de suite.» Car cela est écrit, camarades, afin de ne pas passer inaperçu dans cette histoire, et il est dit qu’il paya le prix du passage avant le départ du navire. Cette phrase, prise avec le contexte, pèse lourd.
«Maintenant le capitaine de Jonas, camarades, était de ceux dont la perspicacité décelait le crime là où il se trouvait mais il était cupide au point de ne le livrer que s’il n’y avait pas d’argent à l’appui. Car, en ce monde, camarades, le Péché qui paie son passage peut voyager librement et sans papiers, alors que la Vertu, en pauvresse se fait, elle, arrêter à toutes les frontières. De sorte que le capitaine s’apprête à sonder le porte-monnaie de Jonas avant de le juger ouvertement. Il lui demande trois fois plus que le prix habituel et ce prix est accepté. Alors le capitaine comprend que Jonas est un fuyard mais il est également disposé à favoriser une fuite qui sème l’or sur ses talons. Pourtant, quand Jonas sort loyalement sa bourse, une prudence soupçonneuse tenaille encore le capitaine. Il fait sonner chaque pièce de crainte qu’il n’y en ait une fausse. Il marmonne: «En tout cas, pas un faux-monnayeur» et il inscrit Jonas pour son passage. «Voulez-vous me montrer ma cabine, je vous prie, monsieur, dit à présent Jonas, je suis fatigué d’un long voyage et j’ai besoin de dormir.» «Cela se voit, en effet, répond le capitaine, voici votre cabine.» Jonas entre, et fermerait la porte à clef si la serrure comportait une clef. En l’entendant tracasser sottement ce loquet, le capitaine rit dans sa barbe et marmotte quelque chose au sujet des portes des geôles des bagnards qui ne sont jamais autorisés à s’enfermer. Jonas se jette sur sa couchette, tout habillé et couvert de poussière qu’il est, pour s’apercevoir qu’il touche presque du front le plafond de la petite cabine. L’air est confiné et Jonas étouffe. Ainsi, dans ce trou resserré, situé de plus au-dessous de la ligne de flottaison, Jonas vit déjà le pressentiment de cette heure suffocante où la baleine le serrera au plus étroit de ses entrailles.
«Suspendue à la Cardan contre la paroi, une lampe oscille et se balance légèrement dans la cabine de Jonas et, le navire donnant de la bande du côté du quai à cause du poids des derniers ballots embarqués, la lampe et sa flamme, malgré ce mouvement, conservent une obliquité parfaite par rapport à la cabine, et, bien qu’en vérité inflexiblement droite, elle révèle les niveaux mensongers parmi lesquels elle est suspendue. Cette lampe angoisse et terrifie Jonas, tandis qu’il est là, étendu, son regard inquiet fait le tour de la cabine, mais ce fuyard, jusqu’à maintenant en sécurité, ne trouve pas où reposer ses yeux fureteurs. Et les contradictions que souligne la lampe lui inspirent une horreur grandissante. Tout est de guingois, plancher, plafond, parois. «Oh! ma conscience en moi est pareillement suspendue et sa flamme brûle droit, mais toutes les parois de mon âme sont distordues!» gémit-il.
«Comme celui qui, après une nuit de beuverie, titube encore en courant jusqu’à son lit, avec une conscience en éveil qui l’aiguillonne encore, tel le cheval de course romain dont le mors, pourvu de crocs, pénètre plus profond chaque fois qu’il s’élance. L’homme pris dans cette misérable situation se tourne et se retourne dans le vertige de l’angoisse, supplie Dieu de l’anéantir jusqu’à ce que la crise soit passée. Enfin une stupeur profonde l’arrache au tourbillon de sa douleur, pareille à celle qui envahit l’homme qui saigne à mort, car la conscience est une plaie dont rien ne saurait étancher le flot hémorragique. Ainsi Jonas, après s’être douloureusement débattu sur sa couche, sombra dans le sommeil, entraîné par le poids d’une prodigieuse misère.